Les sourds-muets, aujourd'hui rebaptisés « sourds » - ce qui n'est pas sans entraîner quelques confusions - ont été entièrement délaissés par les sciences sociales, qui ont cru sur parole le discours médical de la déficience et de sa réparation à tout prix. Ce discours, qui semble relever de l'évidence tant la surdimutité est un objet de scandale pour la pensée ordinaire, est pourtant historiquement daté : au xixe siècle, les sourds-muets étaient reconnus comme une catégorie anthropologique, avant que la langue des signes ne soit interdite pendant cent ans à partir de 1880 dans les instituts d'enseignement. Les sourds sont porteurs d'une radicale étrangeté. Pour eux, être sourd réfère moins à un déficit d'audition qu'à l'affiliation à un groupe linguistique et culturel. Symétriquement, l'entendant est moins celui qui est pourvu d'audition que l'autre culturel : celui qui, ne connaissant pas la langue des sourds, se méprend sur ce qu'ils sont. Un profond sentiment de complétude, incompréhensible pour les tenants de l'idéologie de la déficience, se fonde sur l'existence d'une langue qui, pour emprunter un canal différent de celui de toutes les autres langues humaines, n'en présente pas moins les mêmes fonctions et les mêmes richesses. « Les sourds, c'est comme ça » : telle est l'expression qui conclut fréquemment les récits, et qui a pour fonction de souligner ce qu'il y a d'unique dans l'expérience sourde du monde. Fidèle à sa vocation, qui est de décrire les productions collectives d'un groupe humain, telles qu'elles sont vécues et pensées par lui, l'ethnologue donne à voir l'autre côté du miroir. Lui aussi montre, à sa manière, que « les sourds, c'est comme ça ». Bilan de sept années d'enquête, ce livre vient infirmer les représentations communes de la surdimutité comme malheur individuel. Il la montre telle qu'elle est : une singularité qui a trouvé sa voie propre pour accéder à la symbolisation.