François Hartog, À la rencontre de Chronos
Comment les aventures du capitaine Cook à Hawaï peuvent-elles permettre d'appréhender à nouveaux frais la figure d'Ulysse et la place du passé dans l'Odyssée ? En quoi le Berlin d'après la chute du Mur, patchwork des expériences modernes du temps, a-t-il pu contribuer à la conceptualisation de la notion de " régime d'historicité " ?
Tout en retraçant son parcours entre littérature, anthropologie et histoire, ainsi que les étapes de son questionnement sur les manières d'articuler passé, présent et futur – de l'Antiquité au présentisme contemporain, en passant par le règne du temps chrétien en Occident –, François Hartog met en lumière les défis inédits mis en jeu par le basculement dans une nouvelle époque du temps.
'Omniprésent et inéluctable, tel est Chronos. Mais il est d'abord celui qu'on ne peut saisir. L'Insaisissable, mais, tout autant et du même coup, celui que les humains n'ont jamais renoncé à maîtriser. Innombrables ont été les stratégies déployées pour y parvenir, ou le croire, qu'on aille de l'Antiquité à nos jours, en passant par le fameux paradoxe d'Augustin : aussi longtemps que personne ne lui demande ce qu'est le temps, il le sait ; sitôt qu'on lui pose la question, il ne sait plus.
Ce livre est un essai sur l'ordre des temps et les époques du temps. À l'instar de Buffon reconnaissant les 'Époques' de la Nature, on peut distinguer des époques du temps. Ainsi va-t-on des manières grecques d'appréhender Chronos jusqu'aux graves incertitudes contemporaines, avec un long arrêt sur le temps des chrétiens, conçu et mis en place par l'Église naissante : un présent pris entre l'Incarnation et le Jugement dernier. Ainsi s'engage la marche du temps occidental.
On suit comment l'emprise du temps chrétien s'est diffusée et imposée, avant qu'elle ne reflue de la montée en puissance du temps moderne, porté par le progrès et en marche rapide vers le futur.
Aujourd'hui, l'avenir s'est obscurci et un temps inédit a surgi, vite désigné comme l'Anthropocène, soit le nom d'une nouvelle ère géologique où c'est l'espèce humaine qui est devenue la force principale : une force géologique. Que deviennent alors les anciennes façons de saisir Chronos, quelles nouvelles stratégies faudrait-il formuler pour faire face à ce futur incommensurable et menaçant, alors même que nous nous trouvons encore plus ou moins enserrés dans le temps évanescent et contraignant de ce que j'ai appelé le présentisme?'
François Hartog
Les expériences du temps sont multiples. Chaque société entretient un rapport particulier avec le passé, le présent et le futur. En comparant les manières d'articuler ces temporalités, François Hartog met en évidence divers "régimes d'historicité".
Ulysse en Phéacie ou les Maori de Fidji ont d'autres types de souvenirs que les personnages bibliques. Douze siècles séparent Ulysse des Confessions d'Augustin, qui s'inscrivent dans un régime d'historicité proprement chrétien.
Dans l'ancien régime d'historicité, le passé éclaire l'avenir. Après la Révolution de 1789, le temps est accélération et la leçon vient du futur. Se met en place le régime moderne d'historicité. Chateaubriand ne cesse par son écriture de passer de la rive de l'ancien à celle du régime moderne.
Dans les deux dernières décennies du XXe siècle, la mémoire est venue au premier plan. Le présent aussi. Histoire du présent, Les Lieux de mémoire ont exploré ces mots du temps: commémoration, mémoire, patrimoine, nation, identité. Tandis que le temps lui-même devenait, toujours plus, objet de consommation et marchandise.
Historien attentif au présent, François Hartog observe la montée en puissance d'un présent omniprésent, qu'il nomme "présentisme". Cette expérience contemporaine d'un présent perpétuel, chargé d'une dette tant à l'égard du passé que du futur, signe, peut-être, le passage d'un régime d'historicité à un autre.
Serait-on passé insensiblement de la notion d'histoire à celle de mémoire?
"La Grèce antique est la plus belle invention des temps modernes", écrivait Paul Valéry. Son héritage, si longtemps placé au coeur de la culture européenne, est fait de multiples voyages vers un objet façonné et refaçonné au fil des siècles. De quelles significations la Grèce a-t-elle été successivement porteuse, à Rome, au Moyen Âge, à la Renaissance et depuis la Révolution française ? De quelles manières a-t-elle aidé à définir les identités culturelles ou nationales, la démocratie, l'histoire ? Et quel sens peut-il y avoir, aujourd'hui encore, à "partir pour la Grèce" ?
Par une réflexion lumineuse qui nous conduit d'Hérodote à Jean-Pierre Vernant, en passant notamment par Plutarque, Montaigne ou Fustel de Coulanges, François Hartog permet de comprendre l'émergence et les transformations de ce repère majeur de la pensée occidentale qu'on appelle la Grèce.
L'Histoire fut la grande puissance des temps modernes. Véritable théologie, elle organisait le monde et lui donnait sens. On se mit à son service, au point de s'aveugler, voire de commettre le pire en son nom. Affaire des historiens, elle ambitionna d'être une science, tandis que les romanciers lui livraient volontiers leur plume.
Depuis les années 1980, cette toute-puissance est mise en cause. Notre rapport au passé est désormais affaire de mémoire plus que d'histoire ; trop imprévisible ou trop prévisible, l'avenir semble avoir disparu de notre horizon, et l'historien est pris dans l'urgence du présent. L'histoire peine à remplir son rôle de trait d'union entre le passé, le présent et le futur. Quel sens lui donner aujourd'hui ?
Dans le sillage de ses travaux sur le temps, François Hartog fait intervenir, au cours de cette vaste enquête sur le monde contemporain, historiens, philosophes et romanciers - de Thucydide à Braudel, d'Aristote à Ricoeur, de Balzac à McCarthy - afin de saisir sur le vif les enjeux d'une époque nouvelle.
Savant indubitable, Ernest Renan (1823-1892) fut aussi un homme controversé. Après la publication de sa Vie de Jésus, l'ancien séminariste est devenu pour les catholiques "le grand blasphémateur". Bien que rallié tardivement au camp républicain, il allait être une des figures tutélaires que la IIIe République honora.
Trois questions guident le voyage qu'entreprend François Hartog sur les traces de Renan : l'avenir, la religion, la nation. Évolutionniste convaincu, Renan croit fortement à l'avenir, mais quel sera le devenir de l'idée même d'avenir ? Il pense que le christianisme a fait son temps, mais quelle sera la religion de l'avenir, puisqu'un avenir sans religion est inconcevable ? Forme politique de l'époque, la nation n'échappe pas non plus au travail du temps : quels seront l'avenir de la nation et celui de l'Europe ? Car dans le monde alors dominé par l'Allemagne, la question de la nation et celle de l'Europe sont liées.
Ces trois interrogations sont-elles encore les nôtres ? Dans la distance qui nous sépare de Renan et en nous servant de son oeuvre comme d'un prisme, que nous donnent-elles à voir de notre contemporain ? Jusqu'à il y a peu, l'avenir de Renan pouvait être encore le nôtre ; la religion, jusqu'à il y a peu, semblait être derrière nous ; la nation paraissait, elle aussi, une forme politique épuisée et en voie d'être dépassée. Et voici que tous ces thèmes reviennent et nous portent à reconsidérer ce que nous avons cru savoir de notre situation.
De la Grèce ancienne à ses multiples interventions dans les affaires de son temps, c'est toujours en tant qu'historien que PVN aura agi et pensé : une réflexion profonde sur le sens de l'histoire et de la mémoire, par François Hartog.
Historien, historien public, " historien en personne ", tel a été et s'est voulu Pierre Vidal-Naquet (1930-2006). Qu'il s'agisse de ses recherches sur la Grèce ancienne, de ses multiples interventions dans les affaires de son temps, ou de l'écriture de ses Mémoires, c'est toujours en tant qu'historien qu'il a voulu engager et mener le travail. Interroger cet en tant qu'historien - la manière dont il s'est constitué, les formes qu'il a prises, ses transformations - est une façon de traverser, avec lui et au-delà de lui, plus d'un demi-siècle d'histoire et d'historiographie : de la torture en Algérie au négationnisme, en passant par l'interminable conflit israélo-palestinien. Mais aussi tous les débats qui ont ponctués les dernières décennies : histoire et mémoire, juge et historien, histoire et vérité, autobiographie et histoire, usages politiques du passé, sans oublier les usages modernes de l'Antiquité ou les interrogations sur démocratie ancienne et démocratie moderne. Pour celui qui s'était qualifié d'" homme-mémoire ", l'histoire, très tôt devenue une évidence, a d'abord été une raison de vivre. Son oeuvre et son parcours singulier permettent ici à François Hartog de poursuivre sa propre réflexion sur ce qu'il a appelé l'" évidence de l'histoire ", et de proposer une lecture critique stimulante du " moment-mémoire " que vivent les sociétés modernes depuis les années 1980.
Que le passé se prête à des usages politiques, toute l'histoire de l'historiographie l'atteste. D'où vient alors que le souci d'une manipulation du passé se fasse toujours plus insistant, comme en témoignent la récente querelle des historiens allemands sur la signification du nazisme ou celle, en cours, sur le communisme ? Autour de quelques dossiers actuels, cet ouvrage s'attache à réfléchir sur notre présent historiographique et ses multiples usages politiques.