Filtrer
Rayons
Éditeurs
Langues
Gallimard
-
Déporté à Buchenwald, Jorge Semprun est libéré par les troupes de Patton, le 11 avril 1945.
L'étudiant du lycée Henri-IV, le lauréat du concours général de philosophie, le jeune poète qui connaît déjà tous les intellectuels parisiens découvre à Buchenwald ce qui n'est pas donné à ceux qui n'ont pas connu les camps : vivre sa mort. Un temps, il va croire qu'on peut exorciser la mort par l'écriture. Mais écrire renvoie à la mort. Pour s'arracher à ce cercle vicieux, il sera aidé par une femme, bien sûr, et peut-être par un objet très prosaïque : le parapluie de Bakounine, conservé à Locarno. Dans ce tourbillon de la mémoire, mille scènes, mille histoires rendent ce livre sur la mort extrêmement vivant.
Semprun aurait pu se contenter d'écrire des souvenirs, ou un document. Mais il a composé une oeuvre d'art, où l'on n'oublie jamais que Weimar, la petite ville de Goethe, n'est qu'à quelques pas de Buchenwald. -
"Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit. Les jours, les nuits. Je fais un effort et j'essaye de compter les jours, de compter les nuits. Ça m'aidera peut-être à y voir clair. Quatre jours, cinq nuits. Mais j'ai du mal à compter ou alors il y a des jours qui se sont changés en nuits. J'ai des nuits en trop ; des nuits à revendre. Un matin, c'est sûr, c'est un matin que ce voyage a commencé..."
-
"... Dans le brouhaha de la boîte de jazz, dans la fumée des cigarettes, nous avions levé nos verres et trinqué à la santé de Walter Bartel.
- Rotfront ! s'était écrié Jiri Zak.
Et je lui avais répondu :
- Rotfront !
Front rouge ! C'était le salut des communistes allemands, autrefois, à l'époque sectaire et exaltante, misérable et glorieuse, de la lutte finale et du mot d'ordre apocalyptique : classe contre classe !
Beaucoup plus tard, alors que nous commencions à devenir pâteux - mais la musique était à chaque instant meilleure, plus maîtrisée et plus sauvage à la fois -, Jiri Zak s'était penché vers moi, compagnon de mémoire et de beuverie.
- Toi qui écris, tu devrais donner une suite au Grand voyage...
Il avait dit Grosse Reise, bien sûr : nous parlions en allemand. Il avait lu mon livre en allemand.
- Tu devrais raconter la nuit au Revier, à côté de ton Musulman. Tout ce qui va avec..." -
J'étais dans la pénombre lambrissée, discrètement propice, du bar du Lutetia, quasiment désert. Mais ce n'était pas l'heure ; je veux dire, l'heure d'y être en foule, l'heure d'y être attendu ou d'y attendre quelqu'un. D'ailleurs, je n'attendais personne. J'y étais entré pour évoquer à l'aise quelques fantômes du passé. Dont le mien, probablement : jeune fantôme disponible du vieil écrivain que j'étais devenu.
J'avais tout juste le désir d'éprouver mon existence, de la mettre à l'épreuve.
Nous sommes en 2005, Jorge Semprun se confronte à son passé et relate, comme il ne l'a encore jusque-là jamais fait, son expérience de la torture. Il nous offre un témoignage sans pathos, récit à la fois poignant et détaché, d'où se dégage une perception philosophique prégnante. Un nouvel éclairage saisissant de ce que fut ce singulier penseur. -
'Ce livre est le récit de la découverte de l'adolescence et de l'exil, des mystères de Paris, du monde, de la féminité. Aussi, surtout sans doute, de l'appropriation de la langue française. L'expérience de Buchenwald n'y est pour rien, n'y porte aucune ombre. Aucune lumière non plus. Voilà pourquoi, en écrivant Adieu, vive clarté..., il m'a semblé retrouver une liberté perdue, comme si je m'arrachais à la suite de hasards et de choix qui ont fini par me composer une sorte de destin. Une biographie, si l'on préfère moins de solennité.
Même si le hasard ou la chance m'avaient évité de tomber dans le piège de la Gestapo, même si mon maître Maurice Halbwachs n'avait pas agonisé dans mes bras, au block 56 de Buchenwald, j'aurais été ce garçon de quinze ans qui découvrait l'éblouissante infortune de la vie, ses joies aussi, inouïes, à Paris, entre les deux guerres de son adolescence.
M'y voilà de nouveau.'
Jorge Semprun. -
Trois mois après son retour de déportation, Manuel (le héros du Grand Voyage), revenant chez lui, en banlieue, tombe évanoui de la plate-forme du train. On le ramasse sur la voie, l'oreille déchirée, commotionné et presque amnésique. Dans l'ambulance qui le reconduit chez lui, à la clinique où on l'endort pour l'opérer, lorsqu'il se réveille, Manuel enchaîne des fragments de son passé. Le narrateur, qui est son double, projette des épisodes de son avenir. On suit ainsi, dans le désordre qui succède à son évanouissement, Manuel à la recherche de lui-même.
Un souvenir obsède Manuel et revient comme un leitmotiv poétique : à son réveil, il voit de la neige et du lilas. Il cherche à identifier cette image floue parmi les souvenirs de neige qui défilent dans sa mémoire, mais il ne parviendra que beaucoup plus tard, en 1956, à la replacer dans son contexte avec toute sa force.
Fragilité de la mémoire, fragilité des traces laissées par la vie même. Manuel ressent son existence comme une sorte d'évanouissement menaçant. Il essaie, tantôt avec anxiété, tantôt avec détachement, de sentir la réalité des autres et la sienne ; il n'en a vraiment conscience que dans les moments d'intense action de sa vie de maquisard, de résistant torturé par la Gestapo, de déporté au camp, de clandestin en Espagne. Hormis ces instants d'attention privilégiés, il perd parfois conscience de la réalité dans une sorte d'extase dont il lui est impossible de parler. -
Week-end en Normandie. Une maison au bord de la Seine. Trois hommes s'y retrouvent. Ils ont en commun la tourmente européenne qu'ils ont traversée depuis les années quarante jusqu'à ce jour, l'écroulement de leurs utopies et un inlassable goût pour les femmes. Pour le même type de femme, d'ailleurs : la même femme, la femme elle-même.
Passionnés par l'inaccessible finalité de leur art - Antoine de Stermania est peintre, Juan Larrea est écrivain et Karel Kepela metteur en scène -, leurs amours s'entrecroisent dans le lacis de leur mémoire. Madrid ou Venise et leurs musées, Prague ou Zurich chargées d'histoire ont vu leurs rencontres avec les traces des événements qui ont marqué le siècle. Avec les femmes aussi, séduites mais rétives.
Dans l'ombre portée de Kafka - dont l'oeuvre et la vie ont hanté à des titres divers celles des trois amis -, l'obsession de leurs origines, la découverte d'une intime vérité inexplorable, les dérives de l'amour infidèle et fou déferlent pendant deux journées d'avril 1982 sur ce qui leur reste d'un obscur goût de vivre. -
Moi, Eléonore, fille de Karl Marx, juive !
Jorge Semprun
- Gallimard
- Le Manteau d'Arlequin - Théâtre français
- 24 Octobre 2014
- 9782072562747
Dans le salon londonien d'Éléonore Marx, la fille cadette de Karl Marx, hommes politiques et écrivains, amis de la famille, se souviennent du passé et de la vie d'Éléonore, qui déjà et trop tôt touche à sa fin. Ces scènes alternent avec des monologues de la jeune Éléonore, des citations de lettres et des témoignages anachroniques, qui déconstruisent de manière ludique la chronologie et la vraisemblance dramatique. Jorge Semprún fait ainsi le portrait d'une femme contradictoire, à la fois forte et fragile, engagée et désespérée, prise au piège dans un filet d'événements dont les mailles se resserrent.
-
Sous son activité de directeur adjoint d'une société espagnole de commerce, Ramón Mercader cache sa véritable identité et sa mission d'agent secret au service de l'U.R.S.S. Cible pour les uns, appât pour les autres, il est victime, à Amsterdam, d'un guet-apens et on le retrouve "suicidé" dans sa chambre tandis que les services de contre-espionnage soviétiques fabriquent un dossier destiné à le faire passer pour traître.
À travers son héros - et son homonyme réel, qui fut l'assassin de Trotsky -, l'auteur évoque toute l'histoire du mouvement communiste de la guerre d'Espagne à la mort de Staline, et au XXe Congrès. Cette "matière" du livre, d'une extraordinaire richesse, est comme le sang noir qui irrigue le corps du roman d'espionnage.
Prix Femina 1969 -
Le Retour de Carola Neher
Jorge Semprun
- Gallimard
- Le Manteau d'Arlequin - Théâtre français
- 1 Décembre 2016
- 9782072192449
Fuyant les médias qui l'ont découvert, le dernier survivant des camps nazis se réfugie aux alentours de Buchenwald, dans le parc du château du Belvédère.
Un cimetière militaire soviétique en occupe une partie. Lieu idéal pour y rêver à son histoire personnelle, à l'histoire de l'Allemagne qu'incarne dramatiquement le destin de Carola Neher, jeune comédienne chassée de son pays par le nazisme, disparue ensuite dans le goulag stalinien. -
Le tombeau n'est pas seulement un monument funéraire servant de sépulture pour un ou plusieurs morts. Tous les bons dictionnaires vous apprendront que le tombeau est aussi une composition poétique ou une oeuvre musicale en l'honneur de quelqu'un. Et de citer Le Tombeau d'Edgar Poe, par Mallarmé, ou Le Tombeau de Couperin, par Ravel.
Serait-ce ici "Le Tombeau de Stavisky", par Alain Resnais? Ce n'est pas impossible.
Mais la mort qui rôde dans cette histoire n'est pas seulement celle de Sacha le fabuleux, c'est aussi celle d'une époque. Après, ce sera le déferlement du fascisme sur l'Europe.
La mort d'une époque, donc, dans les deux sens du mot. Une époque se meurt et une autre époque commence : celle de la mort, celle du meurtre généralisé, banalisé.
En sommes-nous sortis? -
"Le militant ne demande pas à son acte de le justifier : il n'est pas d'abord pour se faire justifier ensuite. Mais sa personnalité enveloppe sa propre justification puisqu'elle est constituée par la fin à atteindre. Ainsi est-il relatif à l'action, qui est relative au but. Quant à l'action elle-même, il faut la nommer entreprise, car c'est un lent et tenace travail d'édification qui s'étend sur une durée indéfinie." Jean-Paul Sartre