Je lis le mot d'« ensauvagement » à longueur de journée, de colonnes, de slogans. Alors je reviens à Césaire qui décrivait l'Europe coloniale suçant comme un vampire le sang, les terres, les biens et la dignité même, ravalant l'humanité au rang amer des bêtes de somme. Ensauvagement : ce mot n'est pas réservé au passé. Il peut désigner la prédation qui enrégimente le vivant dans la sombre loi du marché. Le capitalisme a toujours été ensauvagé : ses origines sont tachées de sang.
À partir d'un travail dans les archives de toute la France, pour beaucoup inédites, Ludivine Bantigny restitue l'énergie des luttes, des débats, des émotions et des espoirs portés par les acteurs de 68 : toutes celles et tous ceux – ouvriers, étudiants, militants mais aussi danseurs, médecins, paysans, artisans, poètes d'un jour, et les femmes à parts égales avec les hommes – qui ont participé au mouvement. Elle s'intéresse aussi à " l'autre côté " : la police, le pouvoir et les oppositions à la contestation.
Son livre s'attache au vif des événements : à la diversité de leurs protagonistes plus qu'aux seuls porte-parole désignés, à leurs pratiques plus qu'à la rhétorique dont on les a ensuite enveloppés, à la grève qui met le temps en suspens. " Les événements " : si la formule est restée vague faute de pouvoir à coup sûr qualifier ce qui s'était passé, du moins a-t-elle le mérite de revenir précisément aux faits, aux projets, à l'inventivité, à tout ce qui a été imaginé, de grand et de petit, pour réellement " changer la vie ".
Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l'université de Rouen Normandie. Ses recherches portent sur les engagements politiques et la conscience historique au XXe siècle. Elle a notamment publié La France à l'heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2013 ; " Points Histoire ", 2018).
En quinze chapitres nourris des travaux les plus neufs en histoire, sociologie et sciences politiques, Ludivine Bantigny dresse un bilan éclairant des évolutions durant les quarante dernières années. Une histoire très contemporaine dont l'horizon est marqué par la mondialisation, le libéralisme économique et la conscience de crise. Quelle pertinence à réfléchir encore en termes nationaux au temps de l'apparent effacement des frontières ? De François Mitterrand à Emmanuel Macron, de la crise du creuset républicain aux conditions de travail, des genres de vie aux réflexions sur " l'omniprésent ", ce livre fait la part égale au politique, aux transformations sociales et aux imaginaires, dans un monde devenu multipolaire. Une fois refermée la page des années 1968, une époque nouvelle est née. Elle n'est pas encore close. Ce volume affronte de plein fouet les défis de la contemporanéité, avec un ton personnel et engagé.
Ludivine Bantigny est maîtresse de conférences habilitée en histoire à l'Université de Rouen. Son travail porte sur les engagements politiques et les mouvements sociaux. Elle a notamment publié 1968. De grands soirs en petits matins (Seuil, 2018).