Islam, christianisme et bouddhisme, les trois religions milliardaires - qui représentent aujourd'hui environ 4,8 des 7,8 milliards d'humains - sont des créations d'empires. Ou plus exactement des fins d'empires, les traînes des trois empires-mondes nés entre la fin du IIIe siècle avant notre ère et le VIIe siècle, et qui n'ont cessé depuis, par le biais des religions issues de leur expérience historique, de s'étendre à une part toujours croissante de l'humanité, en se heurtant, en se combinant, entre elles et avec les pouvoirs politiques héritiers de la réalité impériale. Ces trois empires sont bien sûr la Chine, Rome et l'Islam. Ainsi du christianisme, de l'Islam et du bouddhisme, l'auteur ne retiendra qu'un point commun, très largement étranger aux complexités des dogmes et de la dévotion des fidèles, c'est-à-dire le lien généalogique qui attache ces religions aux empires où elles sont nées. L'idée principale de ce livre tient ainsi en une phrase : ces religions milliardaires se cristallisent lorsque l'impuissance croissante des empires dissocie leur action politique de leur système de valeurs, lorsque les empires passent de l'Agir (militaire et politique) au Dire (religieux).
Pour les historiens arabes les plus lucides, ce que nous appelons les croisades entre dans le récit plus vaste de l'effondrement de l'Empire islamique, la grande offensive des «?Francs?» en Méditerranée constituant l'une des deux mâchoires de la tenaille qui prend en étau l'Islam aux XIIe-XIIIe siècles. L'autre mâchoire, de loin la plus redoutée, se resserre à l'est avec les invasions mongoles.
L'Empire islamique est ainsi le lieu où se confrontent trois constructions impériales?; à l'est l'histoire chinoise domine pour un petit siècle, le coeur de l'Empire mongol se trouvant à Pékin. À l'ouest, Saint Louis s'impose comme le fondateur de l'Empire franc, dont le centre est à Rome, après la vague des guerriers fondateurs que sont Godefroy de Bouillon, Baudouin, Amaury ou Roger de Sicile.
C'est donc à un décentrement du monde que nous invite Gabriel Martinez-Gros. À travers une réflexion profondément originale, nourrie de ses précé-dents travaux sur la question impériale, l'histoire de l'Islam et la pensée historique arabe, l'auteur propose une fascinante nouvelle lecture des croisades, de l'Empire islamique et de la puissance mongole.
Nul n'est prophète parmi les siens. Muhammed le vérifia quand le clan dominant de sa propre tribu, les Omeyyades, rejeta la religion qu'il annonçait et le chassa de La Mecque. Vaincus, convertis du bout des lèvres, les Omeyyades devaient pourtant, peu après la mort du Prophète (632), s'emparer du Califat, c'est-à-dire de la direction de cet Islam dont ils n'avaient d'abord pas voulu, et conduire sa rapide expansion, de l'Indus à l'Atlantique. Mais tous n'avaient pas oublié leur péché originel. En 750, les Omeyyades sont renversés, et presque exterminés. Un des leurs réussit à fuir en Espagne, aux confins négligés de l'Empire. Deux siècles plus tard, contre toute attente, la puissance omeyyade s'y est affermie, tandis que leurs ennemis déclinent en Orient. Le temps semble venu de reprendre le Califat, ou du moins de le revendiquer en droit. Cette légitimité que leurs sujets andalous vont s'efforcer d'établir, non sans peine, est le thème de ce livre. Car si leur projet politique avortera, les Omeyyades auront, pour les besoins de leur idéologie, fondé les grands traits de la culture andalouse, l'une des plus brillantes de l'Islam et de l'Europe médiévale.