« Je l'avoue, c'est un bien curieux mot que ce "nous". Et si j'ai grand-peine à me convaincre qu'une telle unité soit possible, je ne me résous pas à l'idée que tout n'aura pas été tenté. Aussi, faut-il commencer par ce qui l'empêche. »
C'est peu dire que le terrain est miné : un État-nation bâti sur l'esclavage et la colonisation, des organisations politiques fidèles au pacte national-racial, un chauvinisme de gauche qui a progressivement éteint l'internationalisme ouvrier, une société civile indifférente aux ravages de l'impérialisme, et la profonde « asymétrie des affects » entre petits-Blancs et sujets postcoloniaux. Telles sont quelques manifestations de « l'État racial intégral » disséqué dans la première partie de ce livre. La seconde partie propose une réflexion stratégique sur son dépassement car, on l'a vu encore récemment, l'État racial intégral comporte des brèches, colmatées faute d'avoir été consciemment élargies. C'est là qu'il faut « enfoncer le clou et aller à la recherche de l'intérêt commun », construire une politique décoloniale, inventer une dignité blanche concurrente de celle de l'extrême droite, défendre l'autonomie indigène et accepter de se salir les mains en ferraillant contre le consensus raciste. Alors, contre le bloc bourgeois occidental ébranlé par les crises qu'il a lui-même provoquées, pourra se nouer l'alliance inédite des beaufs et des barbares.
Dans le débat public, être décolonial est une infamie. Dans les universités, dans les partis de gauche et d'extrême gauche, les syndicats, les associations féministes, partout on traque une « pensée décoloniale » infiltrée et funeste pour le vivre-ensemble.
Dans ce livre, Françoise Vergès élucide l'objet du scandale. Le féminisme décolonial révèle les impensés de la bonne conscience blanche ; il se situe du point de vue des femmes racisées : celles qui, travailleuses domestiques, nettoient le monde ; il dénonce un capitalisme foncièrement racial et patriarcal.
Ces pages incisives proposent un autre récit du féminisme et posent toutes les questions qui fâchent : quelles alliances avec les femmes blanches ? Quelle solidarité avec les hommes racisés ? Quelles sont les première vie menacées par le capitalisme racial ? Pourquoi les néofascismes s'attaquent-ils aux femmes racisées ?
Ce livre est une invitation à renouer avec la puissance utopique du féminisme, c'est-à-dire avec un imaginaire à même de porter une transformation radicale de la société.
Il y a trente ans les augures annonçaient le triomphe mondial de la démocratie et l'avènement d'un âge consensuel où la considération réaliste des problèmes objectifs engendrerait un monde apaisé. Si ces belles espérances ont été cruellement démenties, ce n'est pas seulement par l'agression de forces externes. C'est de l'intérieur que le consensus s'est révélé comme la violence d'un capitalisme absolutisé et comme une machine à fabriquer toujours plus d'inégalité, d'exclusion et de haine. Les interventions réunies ici suivent les étapes de ce retournement à travers les campagnes de la pax americana, de l'invasion de l'Irak à celle du Capitole, et la progression continue chez nous d'un racisme d'en-haut qui a su enrôler à son service les progressismes désenchantés. Mais elles s'attachent aussi à suivre la dynamique des mouvements qui n'ont cessé d'affirmer, contre la logique mortifère du consensus, la puissance des égaux assemblés et leur capacité d'inventer d'autres formes de monde.
« Je sens que j'ai tellement de choses à dire qu'il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. » Cet énoncé de Kateb Yacine, Louisa Yousfi l'entend comme une formule magique : à la fois mot d'ordre esthétique et fable politique, elle permet de convoquer ensemble Chester Himes, Toni Morrison, Booba, PNL et toute une cohorte ensauvagée à l'assaut de l'Empire.
Le capitalisme détruit les existences. Il les détruit même deux fois. D'abord d'angoisse et de précarité en remettant la survie matérielle des individus aux mains de deux maîtres fous : le « marché » et l'« emploi ». Ensuite en rendant la planète inhabitable : surchauffée, asphyxiante, et désormais pandémique. Il faut regarder ces faits bien en face et s'astreindre maintenant à un exercice de conséquence. 1/ Le capitalisme met en péril l'espèce humaine. 2/ En 40 ans de néolibéralisme, l'espace social-démocrate où se négociaient des « aménagements » dans le capitalisme a été fermé : ne reste plus que l'alternative de l'aggravation ou du renversement. 3/ Il ne faut pas douter que la minorité qui en tire avantage soit prête à tout pour se maintenir. 4/ Sortir du capitalisme a un nom : communisme.
Mais sortir du capitalisme demeure un impensable tant que le communisme demeure un infigurable. Car le communisme ne peut pas être désirable seulement de ce que le capitalisme devient odieux. Il doit l'être pour lui-même. Or, pour l'être, il doit se donner à voir, à imaginer : bref se donner des figures.
La fatalité historique du communisme est de n'avoir jamais eu lieu et pourtant d'avoir été grevé d'images désastreuses. À la place desquelles il faut mettre enfin des images de ce qu'il pourrait être lui, réellement.
Le langage officiel à propos de l'égalité hommes-femmes est un répertoire de violences : harcèlement, viol, maltraitance, féminicide.
Ces mots désignent une cruelle réalité. Mais n'en dissimulent-ils pas une autre, celle des violences commises avec la complicité de l'État ? Dans cet ouvrage, Françoise Vergès dénonce le tournant sécuritaire de la lutte contre le sexisme. En se focalisant sur des « hommes violents », on omet d'interroger les sources de cette violence. Pour l'autrice, cela ne fait aucun doute : le capitalisme racial, les populismes ultra-conservateurs, l'écrasement du Sud par les guerres et les pillages impérialistes, les millions d'exiléoes, l'escalade carcérale, mettent les masculinités au service d'une politique de mort. Contre l'air du temps, Françoise Vergès nous enjoint de refuser l'obsession punitive de l'État, au profit d'une justice réparatrice.
Comment faire tourner les usines sans les travailleurs vigoureux, nourris, blanchis, qui occupent la chaîne de montage ? Loin de se limiter au travail invisible des femmes au sein du foyer, Federici met en avant la centralité du travail consistant à reproduire la société : combien couterait de salarier toutes les activités procréatives, affectives, éducatives, de soin et d'hygiène aujourd'hui réalisées gratuitement par les femmes ? Que resterait-il des profits des entreprises si elles devaient contribuer au renouvellement quotidien de leur masse salariale ?
La lutte contre le sexisme n'exige pas tant l'égalité de salaire entre hommes et femmes, ni même la fin de préjugés ou d'une discrimination, mais la réappropriation collective des moyens de la reproduction sociale, des lieux de vie aux lieux de consommation - ce qui dessine l'horizon d'un communisme de type nouveau.
« Nous dressons nos campements de solutions durables. Nous manifestons, nous bloquons, nous adressons des listes de revendications à des ministres, nous nous enchaînons aux grilles, nous nous collons au bitume, nous manifestons à nouveau le lendemain. Nous sommes toujours parfaitement, impeccablement pacifiques. Nous sommes plus nombreux, incomparablement plus nombreux. Il y a maintenant un ton de désespoir dans nos voix ; nous parlons d'extinction et d'avenir annulé. Et pourtant, les affaires continuent tout à fait comme avant - business as usual. À quel moment nous déciderons-nous à passer au stade supérieur ? »
Confrontant l'histoire des luttes passées à l'immense défi du réchauffement climatique, Andreas Malm interroge un précepte tenace du mouvement pour le climat : la non-violence et le respect de la propriété privée. Contre lui, il rappelle que les combats des suffragettes ou pour les droits civiques n'ont pas été gagnés sans perte ni fracas, et ravive une longue tradition de sabotage des infrastructures fossiles. La violence comporte des périls, mais le statu quo nous condamne. Nous devons apprendre à lutter dans un monde en feu.
Créer un État de toutes pièces sur une terre déjà habitée par un autre peuple : l'équation du sionisme depuis 1947 est insoluble. On verra dans ce livre comment la politique israélienne a poursuivi cette folle idée par la voie des armes et l'escamotage des négociations, avec le soutien inébranlable des puissances occidentales. Le « processus de paix » qui privilégie depuis quarante ans la solution à deux États affiche un bilan désastreux : Israël continue son expansion illégale et construit l'apartheid, l'État palestinien n'est qu'une collection d'enclaves sans pouvoir et le droit au retour des réfugiés n'est même plus discuté.
Contre la politique du statu quo, Ghada Karmi montre que la seule solution qui puisse aujourd'hui satisfaire le besoin de justice des Palestiniens, réfugiés compris, et le besoin de sécurité des Israéliens est celle d'un seul État laïque en Palestine historique, dont tous les habitants jouiraient des mêmes droits. Elle défend cette idée avec lucidité, « non pas comme un but immédiatement atteignable mais comme une vision, une aspiration et une foi dans l'humanité des Palestiniens et des Juifs et de tous ceux qui souhaitent les voir vivre en paix ».
Partout, ça se rebiffait. Les années 1970, a-t-on dit à droite et à gauche, du côté de Samuel Huntington comme de Michel Foucault, ont été ébranlées par une gigantesque « crise de gouvernabilité ».
Aux États-Unis, le phénomène inquiétait au plus haut point un monde des affaires confronté simultanément à des indisciplines ouvrières massives, à une prétendue « révolution managériale », à des mobilisations écologistes inédites, à l'essor de nouvelles régulations sociales et environnementales, et - racine de tous les maux - à une « crise de la démocratie » qui, rendant l'État ingouvernable, menaçait de tout emporter.
C'est à cette occasion que furent élaborés, amorçant un contre-mouvement dont nous ne sommes pas sortis, de nouveaux arts de gouverner dont ce livre retrace, par le récit des conflits qui furent à leurs sources, l'histoire philosophique.
On y apprendra comment fut menée la guerre aux syndicats, imposé le « primat de la valeur actionnariale », conçu un contre-activisme d'entreprise ainsi qu'un management stratégique des « parties prenantes », imaginés, enfin, divers procédés invasifs de « détrônement de la politique ».
Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme n'est pas animé d'une « phobie d'État » unilatérale. Les stratégies déployées pour conjurer cette crise convergent bien plutôt vers un libéralisme autoritaire où la libéralisation de la société suppose une verticalisation du pouvoir. Un « État fort » pour une « économie libre ».
"Celui qui voit ne sait pas voir" : telle est la présupposition qui traverse notre histoire, de la caverne platonicienne à la dénonciation de la société du spectacle. Elle est commune au philosophe qui veut que chacun se tienne à sa place et aux révolutionnaires qui veulent arracher les dominés aux illusions qui les y maintiennent. Pour guérir l' aveuglement de celui qui voit, deux grandes stratégies tiennent encore le haut du pavé. L'une veut montrer aux aveugles ce qu ils ne voient pas : cela va de la pédagogie explicatrice des cartels de musées aux installations spectaculaires destinés à faire découvrir aux étourdis qu ils sont envahis par les images du pouvoir médiatique et de la société de consommation. L'autre veut couper à sa racine le mal de la vision en transformant le spectacle en performance et le spectateur en homme agissant. Les textes réunis dans ce recueil opposent à ces deux stratégies une hypothèse aussi simple que dérangeante : que le fait de voir ne comporte aucune infirmité ; que la transformation en spectateurs de ceux qui étaient voués aux contraintes et aux hiérarchies de l'action a pu contribuer au bouleversement des positions sociales ; et que la grande dénonciation de l homme aliéné par l excès des images a d'abord été la réponse de l'ordre dominant à ce désordre. L'émancipation du spectateur, c est alors l affirmation de sa capacité de voir ce qu il voit et de savoir quoi en penser et quoi en faire. Les interventions réunies dans ce recueil examinent, à la lumière de cette hypothèse, quelques formes et problématiques significatives de l'art contemporain et s efforcent de répondre à quelques questions : qu'entendre exactement par art politique ou politique de l'art ? Où en sommes-nous avec la tradition de l'art critique ou avec le désir de mettre l'art dans la vie ? Comment la critique militante de la consommation des marchandises et des images est-elle devenue l'affirmation mélancolique de leur toute-puissance ou la dénonciation réactionnaire de l'"homme démocratique" ?
Nuages lacrymogènes, grenades de désencerclement, LBD 40... Des ZADs aux campus, des quartiers populaires aux cortèges syndicaux, manifester en France expose aujourd'hui à la violence des armes non létales. Les forces de l'ordre dégainent à la moindre occasion et la liste des blessés et mutilés s'allonge de mois en mois. Que signale cette escalade ?
Face à ce qu'il perçoit comme une crise du maintien de l'ordre, l'État attise la brutalité de sa police en la dotant d'un arsenal militaire toujours plus puissant et fourni - au grand bonheur des marchands d'armes. Démontant la rhétorique humanitaire de ses défenseurs, Paul Rocher montre que le recours massif aux armes non létales est la marque d'un étatisme autoritaire de plus en plus intolérant à toute contestation dans une période de recul social majeur. Conçues comme des armes « défensives », elles forment dans la pratique l'artillerie de l'offensive néolibérale en cours, rappelant, à quiconque entreprend d'y résister, la nécessité de l'autodéfense populaire.
Quels sont les liens entre l'industrie militaro-carcérale américaine, l'apartheid en Israël-Palestine, les mobilisations de Ferguson, Tahrir et Taksim ? Qu'est-ce que l'expérience des Black Panthers et du féminisme noir nous dit des rapports actuels entre les oppressions spécifiques et l'impérialisme ?
Témoin et actrice de luttes de libération pendant plus d'un demi siècle, Angela Davis s'exprime ici sur l'articulation de ces différents combats, pour une nouvelle génération saisie par l'urgence de la solidarité internationale.
Hier encore, le discours officiel opposait les vertus de la démocratie à l'horreur totalitaire, tandis que les révolutionnaires récusaient ses apparences au nom d'une démocratie réelle à venir.
Ces temps sont révolus. Alors même que certains gouvernements s'emploient à exporter la démocratie par la force des armes, notre intelligentsia n'en finit pas de déceler, dans tous les aspects de la vie publique et privée, les symptômes funestes de l' "individualisme démocratique" et les ravages de l' "égalitarisme" détruisant les valeurs collectives, forgeant un nouveau totalitarisme et conduisant l'humanité au suicide.
Pour comprendre cette mutation idéologique, il ne suffit pas de l'inscrire dans le présent du gouvernement mondial de la richesse. Il faut remonter au scandale premier que représente le "gouvernement du peuple" et saisir les liens complexes entre démocratie, politique, république et représentation. À ce prix, il est possible de retrouver, derrière les tièdes amours d'hier et les déchaînements haineux d'aujourd'hui, la puissance subversive toujours neuve et toujours menacée de l'idée démocratique.
Au-delà des débats sur la crise de l'art ou la mort de l'image qui rejouent l'interminable scène de la fin des utopies, le présent texte voudrait établir quelques conditions d'intelligibilité du lien qui noue esthétique et politique. Il propose pour cela d'en revenir à l'inscription première des pratiques artistiques dans le découpage des temps et des espaces, du visible et de l'invisible, de la parole et du bruit, qui définit à la fois le lieu et l'enjeu de la politique. On peut alors distinguer des régimes historiques des arts comme formes spécifiques de ce rapport et renvoyer les spéculations sur le destin fatal ou glorieux de la «modernité» à l'analyse d'une de ces formes. On peut aussi comprendre comment un même régime de pensée fonde la proclamation de l'autonomie de l'art et son identification à une forme de l'expérience collective. Les arts ne prêtent aux entreprises de la domination ou de l'émancipation que ce qu'ils peuvent leur prêter, soit simplement ce qu'ils ont de commun avec elles: des positions et des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l'invisible.
L'élévation des températures et la montée de l'extrême droite forment deux menaces chaque jour plus pressantes. Or leur combinaison est explosive. Ce livre est une première tentative de penser ensemble les deux phénomènes. Qu'ont dit, écrit et fait les partis nationalistes en matière d'écologie et de climat durant les deux dernières décennies ? Devant l'abondance de preuves scientifiques, ils ont nié le réchauffement et se sont placés en défenseurs de l'industrie fossile. Dans son ensemble, l'extrême droite abhorre les éoliennes, s'oppose aux accords climatiques et nourrit de théories conspirationnistes sa détestation des mouvements écologistes. Même quand elle se revendique d'un « nationalisme vert », ses positions restent en toutes circonstances déterminées par la défense du territoire et son obsession de l'immigration.
L'état des lieux se double d'une fascinante enquête historique : dans les archives du fascisme classique, où les écrits de Marinetti et Jünger autant que les réalisations du Troisième Reich et de Mussolini témoignent d'une passion pour les énergies fossiles indissociable de leurs projets guerriers ; mais également au coeur de la civilisation occidentale où elles ont été une pierre angulaire de la domination blanche du monde moderne. Ce sont, disent les auteurs, ces articulations anciennes entre la race et l'énergie qui ressurgissent aujourd'hui dans une période de crise. Au point de faire émerger un fascisme fossile qui emploierait les moyens les plus brutaux à la préservation du statu quo ? Pour le Zetkin Collective, une chose est certaine : plus la Terre se réchauffe, plus la défense du climat et l'antifascisme tendent à ne former qu'un seul et même combat.
D'étranges oiseaux de métal sillonnent le ciel. Ils sont armés de missiles et tuent. Ceux qui les commandent ne sont pas à leur bord. Confortablement assis dans des salles climatisées à l'autre bout du monde, ils les pilotent par joysticks et écrans d'ordinateurs interposés. Ceci n'est plus de la science-fiction. Les drones, avions fantômes télécommandés, caméras létales volantes, sont devenus le fer de lance d'une nouvelle forme de pouvoir militaire hypertechnologisé. Aux États-Unis, où l'on forme aujourd'hui davantage d'opérateurs de drones que de pilotes classiques, les plans officiels prévoient de convertir, demain, la majeure partie des forces aériennes et, après-demain, des forces terrestres elles-mêmes, en engins robotisés.
Le drone est l'instrument d'une violence à distance, où l'on peut voir sans être vu, toucher sans être touché, ôter des vies sans jamais risquer la sienne. C'est l'arme de combattants invisibles et invulnérables, seulement présents sur le champ de bataille par le spectacle de la dévastation qu'ils y impulsent, mais à jamais absents par leurs corps. C'est le bras armé de guerres asymétriques devenues opérations unilatérales, où la mort devient le privilège exclusif de l'ennemi. Au plan politique, c'est la solution trouvée aux contradictions de puissances impérialistes qui voyaient leur volonté d'intervention bornée par "l'aversion pour les pertes", réelle ou supposée, de leurs "opinions publiques".
L'idéologie dominante nous enjoint de tolérer l'Autre. Les textes de Christine Delphy nous montrent que celui qui n'est pas un Autre, c'est l'homme, et l'homme blanc.
C'est sur la base du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion, de la couleur de peau et de la classe que se fait la construction sociale de l'altérité. L'Autre c'est la femme, le pédé, l'Arabe, l'indigène, le pauvre. La république libérale tolère, c'est-à-dire qu'elle tend la main, prenant bien garde à laisser le toléré-dominé suspendu au vide. L'homo est toléré s'il sait rester discret, le musulman est toléré s'il se cache pour prier, la femme est tolérée si ses revendications égalitaires n'empiètent pas sur le salaire et le pouvoir de l'homme, l'oriental est toléré s'il laisse les armées américaines tuer sa famille pour le libérer de la dictature - et libérer sa femme de lui-même par la même occasion. L'injonction à s'intégrer est surtout une sommation à être semblable, à suivre les règles officieuses mais bien réelles de "l'Occident".
Parité, combats féministes et homosexuels, Afghanistan, Guantanamo, indigènes et société postcoloniale, loi sur le voile : autant de prismes pour analyser les dominations, tant hétérosexistes, racistes, que capitalistes. Ceux et celles qui refusent ces règles, ceux et celles qui se montrent pour ce qu'ils et elles sont, le paient le prix fort, combattant-e-s d'une guerre qui sera longue.
Écrits dans un style offensif, incisif et souvent drôle, ces textes nous forcent à déplacer notre regard, à mettre en lien des événements toujours cloisonnés, et nous apportent ce supplément d'intelligence qui seul permet de comprendre le monde tel qu'il va.
Dans les années 1790, pour le grand leader whig Charles James Fox, la Révolution française était "l'événement le plus important qui se soit jamais produit dans le monde". Depuis, avec le passage de l'actualité à l'Histoire, la Révolution a gardé son pouvoir de fascination. Le sujet n'est pas neutre : une importante école historique considère la Révolution comme un trouble malencontreux venu bouleverser de façon sanglante le mouvement général vers le libéralisme. Le présent livre s'inscrit dans une toute autre lignée, pour qui la Révolution a changé à jamais la façon de penser et de vivre du monde occidental.
Il est construit comme un récit qui donne à entendre les deux voix de la Révolution : celle des assemblées, des personnages célèbres, et celle du peuple, des anonymes, des femmes, des paysans, que l'on perçoit tantôt comme un bruit de fond et tantôt comme un grondement assourdissant. Ces deux voix se mêlent aux moments d'incandescence révolutionnaire, en juillet 1789, en août 1792 où la royauté est abbatue, en mai-juin 1793 lors de la chute de la Gironde. Et quand ces voix se font discordantes, alors viennent les moments les plus sombres, jusqu'au drame du 9 thermidor.
"Les héritiers des thermidoriens qui nous gouvernent sans discontinuer depuis lors cherchent à travestir l'histoire de la Révolution. Contre eux, gardons vivante la mémoire, gardons l'inspiration de ce moment où l'on put entendre que les malheureux sont les puissances de la terre, que l'essence de la république et de la démocratie est l'égalité, et que le but de la société est le bonheur commun".
L'Imaginaire de la Commune est autant un livre d'histoire des idées que d'histoire tout court. En exhumant l'originalité de la Commune, ses aspirations à un « luxe pour tous », Kristin Ross arrache la Commune de Paris à toute finalité étatiste, productiviste, d'un socialisme de caserne. La Commune et ses « vies ultérieures » portent en elles une singulière actualité : elles marquent la naissance d'un mouvement paysan radical et écologiste avant l'heure, la « révolution de la vie quotidienne », ou encore les débats sur le système économique d'une société sans État. Par ce geste, Kristin Ross libère la Commune de son statut d'archive du mouvement ouvrier ou de l'histoire de France, pour en faire une idée d'avenir, une idée d'émancipation.
Kristin Ross est professeur de littérature comparée à la New York University. Ses livres publiés en français : Mai 68 et ses vies ultérieures (Complexe, 2005 - Agone, 2010), Rouler plus vite, laver plus blanc (Flammarion, 2006), Rimbaud, la Commune de Paris et l'invention de l'histoire spatiale (Les Prairies ordinaires, 2013). Elle a également contribué à Démocratie, dans quel état ? (La fabrique, 2009).
Gramsci en France : une série de contresens. Non, Gramsci n'est pas le "classique" qu'ont instrumentalisé les héritiers italiens et français du marxisme de caserne. Il n'est pas non plus, sur le bord opposé, une pure icône du postmodernisme, limité au rôle de père des subaltern et autres cultural studies. On ne peut pas le réduire aux concepts "gramsciens" toujours cités, toujours les mêmes - hégémonie, intellectuel organique, bloc historique, etc. Il faut dire que Gramsci, si prestigieux qu'il soit, reste difficile à classer, et pas si facile à comprendre : les Cahiers de prison ne sont pas un livre, ce sont des notes rédigées dans les pires conditions, et il est remarquable que cet ensemble qui s'étale sur plus de cinq ans ait tant de cohérence dans sa circularité.
Dans le choix et la présentation des textes, ce livre a pour but de faire comprendre l'actualité de Gramsci, son importance dans la réflexion stratégique, dans la compréhension du marxisme à la crise du mouvement ouvrier et aux luttes anticoloniales, antiracistes, féministes et écologiques.
On y trouvera les raisons qui font aujourd'hui de l'oeuvre de Gramsci un outil révolutionnaire essentiel, de l'Argentine à l'Allemagne en passant par l'Inde et l'Angleterre. Pour la France, il était grand temps.
Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan.
Razmig Keucheyan est maître de conférences en sociologie à l'université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Il est l'auteur de Le constructivisme. Des origines à nos jours (2007) et de Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (2010).
Un livre d'histoire ? oui et non. Oui, parce qu'on y parcourt quelque 220 ans d'émeutes, soulèvements, insurrections et révolutions, depuis la prise de la Bastille jusqu'à la chute de Ben Ali et Moubarak en passant par Juin 1848, la Commune de Paris, les révolutions russes de 1905 et 1917, celles d'Allemagne, de Chine, d'Espagne, de Cuba, la Commune de Shanghai, l'insurrection zapatiste... Non, parce qu'on n'y trouve pas les descriptions « objectives » habituelles, ni les considérations morales qui les accompagnent si souvent. C'est que le but est clairement politique : repérer dans l'histoire révolutionnaire ce qui peut servir à surmonter le pessimisme ambiant et à penser l'action à venir. On verra que les plus grandes insurrections partent de la colère du peuple et non du bouillonnement des idées politiques ; qu'après la victoire, le chaos, toujours brandi comme une menace, ne survient jamais ; qu'un rapport de force défavorable peut s'inverser en une journée ; que les épisodes les plus célèbres sont souvent des constructions légendaires.
Ce livre engage à ne plus lire cette « histoire » avec des yeux d'éternels vaincus, à ne plus y voir un répertoire de catastrophes mais une source vive d'enseignements et d'exemples. La formation de forces révolutionnaires passe par la réappropriation de notre passé.
Que faire des idéaux que sont l'internationalisme, le dépérissement de l'Etat et l'horizontalité radicale ? Les penser. Non pas sur le mode de la psalmodie mais selon leurs conditions de possibilité. Ou d'impossibilité ? C'est plutôt la thèse que ce livre défend, mais sous une modalité décisive : voir l'impossible sans désarmer de désirer l'impossible. C'est-à-dire, non pas renoncer, comme le commande le conservatisme empressé, mais faire obstinément du chemin. En sachant qu'on n'en verra pas le bout.
Les hommes s'assemblent sous l'effet de forces passionnelles collectives dont Spinoza donne le principe le plus général : l'imperium - « ce droit que définit la puissance de la multitude ». Cet ouvrage entreprend de déplier méthodiquement le sens et les conséquences de cet énoncé. Pour établir que la servitude passionnelle, qui est notre condition, nous voue à la fragmentation du monde en ensembles finis distincts, à la verticalité d'où ils tirent le principe de leur consistance, et à la capture du pouvoir. Il ne s'en suit nullement que l'émancipation ait à s'effacer de notre paysage mental - au contraire ! Mais elle doit y retrouver son juste statut : celui d'une idée régulatrice, dont l'horizon est le communisme de la raison.
Chasse aux esclaves fugitifs, aux Peaux-Rouges, aux peaux noires ; chasse aux pauvres, aux exilés, aux apatrides, aux Juifs, aux sans-papiers : l'histoire des chasses à l'homme est une grille de lecture de la longue histoire de la violence des dominants. Ces chasses ne se résument pas à des techniques de traque et de capture : elles nécessitent de tracer des lignes de démarcation parmi les êtres humains pour savoir qui est chassable et qui ne l'est pas. Aux proies, on ne refuse pas l'appartenance à l'espèce humaine : simplement, ce n'est pas la même forme d'humanité. Mais la relation de chasse n'est jamais à l'abri d'un retournement de situation, où les proies se rassemblent et se font chasseurs à leur tour.
Si la chasse à l'homme remonte à la nuit des temps, c'est avec l'expansion du capitalisme qu'elle s'étend et se rationalise. En Occident, "de vastes chasses aux pauvres concourent à la formation du salariat et à la montée en puissance d'un pouvoir de police dont les opérations de traque se trouvent liées à des dispositifs d'enfermement... Le grand pouvoir chasseur, qui déploie ses filets à une échelle jusque-là inconnue dans l'histoire de l'humanité, c'est celui du capital."