« Il n'est que dix heures du matin. Il dégoupille le muselet de métal et fait sauter le bouchon. Le rire quasi continu de Bacon, sa bonne humeur tranchent avec le désespoir que dégagent ses tableaux. Je saisis qu'il y a un sens aigu du tragique en lui, mêlé au comique, comme chez Shakespeare, un autre de ses auteurs de chevet. Est-il ce Dr Jekyll et Mr Hyde ? »
"Le goût, c'est bon pour les amateurs de vin et les cuisiniers. L'art n'a rien à voir avec le goût."
Figure centrale de la Sécession viennoise, Gustav Klimt (1862-1918) est le peintre emblématique de la Vienne fin de siècle, celle de Sigmund Freud, Gustav Mahler et Arthur Schnitzler, tous fondateurs de la modernité européenne. Il fit exploser les normes académiques et permit à l'art autrichien de s'ouvrir à l'impressionnisme et au symbolisme. Il fut aussi l'ami et le protecteur des jeunes expressionnistes Oskar Kokoschka et Egon Schiele. Ornemaniste de génie, portraitiste renommé de la haute société et paysagiste introverti, Klimt, enfin, ne cessa de représenter les métamorphoses de la femme. À la fois classique et scandaleux, il restera comme le peintre des grands mystères de la sexualité et de la mort. Son Baiser vient se placer au premier rang des oeuvres les plus célèbres de l'histoire de l'art.
"Comme il arrive qu'un lecteur à demi distrait crayonne aux marges d'un ouvrage et produise, au gré de l'absence de la pointe, de petits êtres ou de vagues ramures, en regard des masses lisibles, ainsi ferai-je, selon le caprice de l'esprit, aux environs de ces quelques études d'Edgar Degas.
Ceci ne sera donc qu'une manière de monologue, où reviendront comme ils voudront mes souvenirs et les diverses idées que je me suis faites d'un personnage singulier... Cependant qu'au regard naïf, les uvres semblent naître de l'heureuse rencontre d'un sujet et d'un talent, un artiste de cette espèce profonde, plus profond peut-être qu'il n'est sage de l'être, diffère la jouissance, crée la difficulté, craint les plus courts chemins."
Paul Valéry.
"Pour l'artiste, voir c'est concevoir, et concevoir c'est composer. L'art est une religion. Son but est l'élévation de la pensée. Peindre d'après nature ce n'est pas copier l'objectif, c'est réaliser ses sensations. Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la nature. Travailler sans souci de personne et devenir fort, tel est le but de l'artiste, le reste ne vaut même pas le mot de Cambronne."
Il se rue vers le motif. Paul Cézanne (1839-1906), c'est l'homme qui marche. Il installe son chevalet, écarquille les yeux, fouille le paysage pour lui arracher sa formule. Quand ça ne vient pas il hurle, détruit ses toiles inachevées. À Aix, à Paris, on se moque de lui, on l'insulte, on le prend pour un fou. Il feint l'indifférence, en souffre, brise ses amitiés, néglige ses amours, continue sur le chemin qu'il a choisi et que lui seul entrevoit : il sait qu'il est en train de réinventer la peinture.
Voici un ouvrage dont le titre à soi seul est devenu une expression commune. Il est vrai que Michael Fried a posé en des termes tout à fait nouveaux la question : de quand date la peinture moderne? De David, de Manet, de Cézanne, dira-t-on ; les candidats à l'acte fondateur ne manquent pas. Fried pose autrement le problème. Moins qu'aux grandes individualités, c'est à ce qu'elles eurent en commun que l'auteur s'intéresse : le courant nouveau de figuration qui très vite devint la tradition moderne et auquel ces peintres participèrent ou s'opposèrent.
Cette tradition naît au XVIIIe siècle avec la critique d'art - notamment Diderot - et celle-ci formule une interrogation : quelle place le tableau doit-il réserver au spectateur ?
De Greuze à David, la peinture refuse la théâtralité. Michael Fried montre les deux moyens que Diderot expose pour combattre la fausseté de la représentation et la théâtralité de la figuration : une conception dramatique de la peinture, qui recourt à tous les procédés possibles pour fermer le tableau à la présence du spectateur, et une conception pastorale qui, à l'inverse, absorbe quasi littéralement le spectateur dans le tableau en l'y faisant pénétrer. Ces deux conceptions se conjuguent pour nier la présence du spectateur devant le tableau et mettre cette négation au principe de la représentation.
"Tout dans mes oeuvres est issu du sentiment de certitude que nous appartenons, en fait, à un univers énigmatique."
En dehors de quelques brouilles passagères, René Magritte (1898-1967) resta toute sa vie celui dont Breton écrivait que le surréalisme lui devait "une de ses premières et dernières dimensions". Rejetant les procédés d'écriture automatique, Magritte emprunte les éléments de son vocabulaire pictural au quotidien. Abordant la peinture dans l'esprit des leçons de choses, il fait subir aux espaces et aux objets une infinité de modifications. Il fragmente l'échelle onirique, invente des territoires nouveaux, transforme des espaces connus, pratique une utilisation incongrue des titres : Ceci continue à ne pas être une pipe, Le Salon au fond d'un lac, La Philosophie dans le boudoir. En un mot, il ajoute, avec humour, de nouvelles dimensions au malaise humain : "Je peins l'au-delà, mort ou vivant. L'au-delà de mes idées par des images".
"Le beau court les rues : il y est désespérant, et la peinture ou plutôt la rage de peindre paraît la plus grande des folies."
Eugène Delacroix (1798-1863) a connu une gloire paradoxale. Si sa Liberté guidant le peuple est sans doute un des tableaux les plus célèbres du monde, si son portrait ornait naguère les billets de cent francs, sa personnalité reste mal connue. Peintre génial, passant indifféremment d'oeuvres d'inspiration religieuse ou littéraire à d'autres plus en rapport avec l'actualité de son temps, il n'hésita pas à sacrifier le dessin au profit de la couleur. Peintre officiel du Second Empire, tantôt honni tantôt follement admiré, il fut l'un des tout premiers artistes à peindre l'Orient d'après nature. Romantique malgré lui, dandy et sauvage, misanthrope et mondain, ce grand mélancolique admiré par Baudelaire influença de nombreux peintres tels Signac, Van Gogh ou Cézanne, lequel observant Femmes d'Alger affirma : "Nous y sommes tous dans ce Delacroix."
'J'ai toujours pensé que j'aimerais avoir une tombe sans rien dessus. Pas d'épitaphe. Pas de nom. J'aimerais, en fait, qu'on écrive dessus : fiction.'
Quand Andrew Warhola (1928-1987) arrive à New York en 1949, il a tout juste vingt et un ans, et s'est déjà fixé un destin : devenir célèbre. Le jeune homme d'origine ruthène va alors fabriqué Andy Warhol, ce personnage médiatique, adulé, controversé, qui veut tout et fait tout. Il est peintre, sculpteur, photographe. Il est acteur, homme de télévision, mannequin. Il est producteur d'un groupe de rock, directeur de magazine. Il est dramaturge, cinéaste, romancier. Il crée un univers, la Factory, où circulent librement drogue, sexe, artistes, voyous. Il dit vouloir être une machine. Il annonce que bientôt tout le monde connaîtra un quart d'heure de célébrité internationale. Il assure n'aimer que les choses ordinaires et refuser l'originalité. C'est un vrai rebelle, génial, inventif, underground et post-moderne. Derrière sa perruque platine et sa désinvolture affichée se cache un créateur exigeant, fragile, dont la vie et l'oeuvre tendent à notre monde moderne un miroir désenchanté et plein d'humour. Plus qu'un modèle, c'est un mythe : un nouveau Prométhée.
"La peinture unit en un seul personnage imaginaire les circonstances et les caractères que la Nature présente dispersés dans la multitude, et de cette combinaison ingénieusement conçue résulte cette heureuse imitation qui vaut le titre d'inventeur au bon artiste et non celui de copiste servile."
Francisco José de Goya y Lucientes (1746-1828), peintre, dessinateur et graveur espagnol, se situe à la croisée de deux siècles. À la gaieté exubérante ou insouciante du XVIIIe, qu'il exprime dans ses cartons de tapisserie, succède un pessimisme souvent provocant, renforcé par sa surdité et l'effondrement tragique de sa patrie au début du XIXe siècle. À travers les sarcasmes de ses "peintures noires" et de ses gravures, mais aussi dans ses portraits où l'artiste pénètre les âmes, avec tendresse ou cruauté, il donne une touche artistique singulière au mouvement romantique naissant qu'il côtoie lors de son exil à Bordeaux, ville des afrancesados libéraux - et cela jusqu'à sa mort. Témoin de son temps, Goya en est aussi l'accusateur ; et sa peinture, délivrée des contraintes traditionnelles, marque un tournant décisif dans l'histoire de l'art moderne.