'Quand venait l'heure de nous coucher et de nous mettre en pyjama, notre père restait près de nous et nous apprenait à disposer nos vêtements dans l'ordre très exact du rhabillage. Il nous avertissait, nous savions que la cloche de la porte extérieure nous réveillerait en plein sommeil et que nous aurions à fuir, comme si la Gestapo surgissait. Votre temps sera chronométré, disait-il, nous ne prîmes pas très longtemps la chose pour un jeu. C'était une cloche au timbre puissant et clair, actionnée par une chaîne. Et soudain, cet inoubliable carillon impérieux de l'aube, les allers-retours du battant de la cloche sur ses parois marquant sans équivoque qu'on ne sonnait pas dans l'attente polie d'une ouverture, mais pour annoncer une brutale effraction. Sursaut du réveil, l'un de nous secouait notre petite soeur lourdement endormie, nous nous vêtions dans le noir, à grande vitesse, avec des gestes de plus en plus mécanisés au fil des progrès de l'entraînement, dévalions les deux étages, sans un bruit et dans l'obscurité totale, ouvrions comme par magie la porte de la cour et foncions vers la lisière du jardin, écartions les branchages, les remettions en place après nous être glissés l'un derrière l'autre dans la protectrice anfractuosité, et attendions souffle perdu, hors d'haleine. Nous l'attendions, nous le guettions, il était lent ou rapide, cela dépendait, il faisait semblant de nous chercher et nous trouvait sans jamais faillir. À travers les branchages, nous apercevions ses bottes de SS et nous entendions sa voix angoissée de père juif : Vous avez bougé, vous avez fait du bruit. - Non, Papa, c'est une branche qui a craqué. - Vous avez parlé, je vous ai entendus, ils vous auraient découverts. Cela continuait jusqu'à ce qu'il nous dise de sortir. Il ne jouait pas. Il jouait les SS et leurs chiens.'
Écrits dans une prose magnifique et puissante, les Mémoires de l'auteur de la Shoah disent toute la liberté et l'horreur du XXe siècle, faisant du Lièvre de Patagonie un livre unique qui allie la pensée, la passion, la joie, la jeunesse, l'humour, le tragique.
"J'étais l'idole sauvage dont Paris avait besoin. Après quatre années de violence, j'ai symbolisé la liberté retrouvée, la découverte de l'art nègre, du jazz. J'ai représenté la liberté de me couper les cheveux, de me promener nue, d'envoyer tous les carcans au diable, y compris le corset."
On ne retient souvent de celle qu'on surnomma la "Vénus d'Ébène" que son apparition fracassante au Théâtre des Champs-Élysées, dans la Revue Nègre, en octobre 1925. Tout le monde connaît sa fameuse ceinture de bananes et sa chanson fétiche J'ai deux amours. Mais il est une autre Joséphine Baker (1906-1975), égérie des cubistes, exportatrice du jazz et des musiques noires, qui se mobilise pour la Croix-Rouge, s'engage dans les services de renseignements des Forces Françaises Libres, milite contre le racisme, adopte douze enfants de toutes origines afin de donner l'exemple de la fraternité universelle. C'est à la rencontre de cette Joséphine, "engagée chaleureuse", que ce livre nous convie.
"Il y a beaucoup à faire sur la terre. Fais-le vite !"
Fils d'un père alcoolique et d'une mère tuberculeuse, Ludwig van Beethoven (1770-1827) n'avait guère d'autre solution pour échapper aux tares de son milieu que de devenir un génie. En ce temps où le romantisme né des Lumières et de la Révolution française est en pleine expansion, celui qui se qualifie lui-même de Tondichter (poète sonore) croit très vite en son destin. Ses dons sont éclatants, sa volonté inébranlable. Jeune compositeur, il suit les traces de Mozart et de Haydn. Homme mûr, il impose des compositions d'une hardiesse et d'une puissance qui choquent ses contemporains. Au crépuscule de sa vie, il écrit des oeuvres testamentaires d'une profondeur stupéfiante, qui préparent et annoncent le chemin de la musique pour les siècles à venir.
"J'avais un sentiment étrange, l'impression d'être deux personnes à la fois. L'une d'elles était Norma Jeane, l'orpheline fille de personne. L'autre était quelqu'un dont j'ignorais le nom. Mais je savais où était sa place. Elle appartenait à l'océan, au ciel, au monde entier..."
Elle voulait qu'on la regarde. Mal aimée, étouffée, violée, abandonnée, l'enfant brune et bégayante nommée Norma Jeane Mortensen était prête à tout pour sortir de l'ombre et taire ses blessures. Jusqu'à devenir Marilyn Monroe (1926-1962), créature artificielle, blonde publique, surgie après neuf heures de maquillage et de décoloration. Jusqu'à se laisser dévorer par elle.
Cinéma rassemble trois scénarios inédits de Jacques Prévert.
Dans le premier, un trafic de pièces d'avion endommagées est révélé par le photographe du Grand Matinal, sur fond d'intrigue amoureuse. Dans Jour de sortie ou La Lanterne magique, deux jeunes amants sont séparés par des villageois bien-pensants. Au Diable vert est une comédie sentimentale située dans un café musée atypique. Un Américain retrouve une jeune femme qui lui était chère. Mais les intrigues d'un proxénète et d'une prostituée vont mettre à mal cette histoire d'amour naissante.
Tous ces scénarios de films non tournés témoignent d'une singulière inventivité, conjuguant liberté de ton, rêverie romanesque, satire sociale et appel à l'imaginaire.
"La vie peut être libre et belle, mais nous nous sommes égarés. La cupidité a empoisonné l'âme humaine, elle a dressé dans le monde des barrières de haine, elle nous a fait marcher au pas de l'oie vers la misère et le massacre."
Pour beaucoup, Charles Spencer Chaplin (1889-1977) se confond avec le personnage de Charlot, surnommé aux États-Unis The Tramp, le vagabond du Kid ou des Lumières de la ville. Pourtant, le petit homme à la canne et au chapeau melon est loin d'occuper toute la filmographie de Chaplin qui est aussi un grand réalisateur. Il n'est que de citer L'Opinion publique, Monsieur Verdoux ou La Comtesse de Hong-Kong. Charlot efface Chaplin du fait même de son succès précoce auprès du public, au cours des premières années du cinématographe. Mais le talent n'explique pas tout, il faut qu'un personnage rencontre son époque, en dise les vérités et les mensonges. Charlot-Chaplin fut cet homme, dont Cocteau affirmait qu'il était l'arpenteur du Château de Kafka.
Publiée à l'orée des années 1980, la première édition de cet ouvrage se distinguait déjà. La présence massive des films américains sur les écrans du monde entier, leurs liens avec l'argent et la publicité, leur fonction idéologique, leur popularité aussi avaient longtemps entraîné, de la part de nombreux critiques, une position de défense et de suspicion. S'arrêtant sur l'impact que ce cinéma avait eu sur la formation des grands réalisateurs européens, Michel Ciment dévoilait les ingrédients du succès : la préoccupation constante d'un rapport avec les spectateurs, une attention de chaque instant à la direction d'acteurs, un équilibre enfin entre la plastique et la dynamique, entre le cadre et le montage - conjointement donc, le mouvement et l'image. Il s'attachait à certains thèmes : l'influence des Viennois (von Stroheim, von Sternberg, Wilder) ; la notion d''auteur' ; le western.
Aujourd'hui, dans ces 37 essais, il élargit plus encore la réflexion, s'arrêtant au système hollywoodien. Même pris dans la tourmente de l'Histoire, celui-ci n'a cessé de faire naître tant de chefs-d'oeuvre qu'on ne peut que s'interroger sur cette fabuleuse moisson. Face aux contraintes du système, les réalisateurs ont déployé ruse, ténacité, courage pour véritablement devenir les conquérants d'un nouveau monde, les bâtisseurs d'une industrie qui permit à leur art de s'épanouir.
"L'illusion joue un rôle capital dans toutes les branches du savoir humain ; innombrables sont les fausses vérités qui infestent nos connaissances et qui ne doivent leur existence qu'à l'illusion."
Selon le propre aveu d'Auguste Lumière (1862-1954), c'est Louis (1864-1948), son frère qui, au cours d'une nuit de mauvais sommeil et avec une surprenante facilité, est l'inventeur du cinématographe. Mais tous deux nous font entrer de plain-pied dans la magie d'un monde industriel qui réinvente les choses. Fidèles à un pacte de jeunesse, emportés par "l'amusement continuel" d'une boulimie créatrice, ils cosigneront toujours leurs brevets d'invention, quel qu'en soit le véritable auteur. Auguste se tournera vers la médecine, Louis mettra au point, parmi bien d'autres, des inventions aussi déterminantes que la photographie instantanée ou en couleurs. Cependant, le nom des deux frères reste pour toujours attaché à l'invention du cinématographe qui, comme par un tour de passe-passe, fait surgir de l'écran des images animées donnant l'illusion de la vie.
Quels sont les principes clairs au fondement du journalisme et dont les citoyens sont en droit d'attendre le respect, pour vivre en êtres libres et autonomes ?
1. S'astreindre au respect de la vérité.
2. Servir en priorité les intérêts du citoyen.
3. Par essence, vérifier ses informations.
4. Conserver son indépendance à l'égard de ceux dont on relate l'action.
5. Exercer sur le pouvoir un contrôle indépendant.
6. Offrir au public une tribune pour exprimer ses critiques et proposer des compromis.
7. Donner intérêt et pertinence à ce qui est réellement important.
8. Fournir une information complète et équilibrée.
9. Obéir aux impératifs de sa propre conscience.
"Un acteur doit interpréter la vie, et pour y parvenir, se livrer à toutes les expériences qu'elle lui offre. Mais il doit exiger plus que cette offre. Au cours de sa brève existence, l'acteur doit apprendre à s'éveiller à la vie, et dans ce combat il doit être un surhomme."
James Dean (1931-1955) a connu la gloire en l'espace de trois films. Sorti au lendemain de l'accident de voiture qui lui coûta la vie, La Fureur de vivre mit en évidence le malaise de toute une génération. Cinquante ans plus tard, le phénomène d'identification avec un comédien qui voulut cautériser les plaies de son enfance en multipliant les signes de rébellion est toujours aussi vivace.
"Mes films ressemblent moins à des films qu'à des fenêtres ouvertes. Si vous les regardez attentivement, vous n'y verrez ni une succession de gags ni une occasion de se bidonner, mais plutôt la vie proprement dite."
C'est parce qu'il a su nourrir son imagination de ce qu'il était le seul à voir que Jacques Tatischeff dit Tati (1907-1982), perfectionniste passé de la pantomime au cinéma, a réalisé six films qui composent une oeuvre unique. Le chaînon manquant entre François le facteur de Jour de fête et le M. Loyal de Parade, c'est ce drôle de bonhomme dégingandé qui promène sa silhouette familière des Vacances de monsieur Hulot à Trafic. Alter ego à l'imperméable, au feutre vert et à la pipe vissée aux dents, il accompagna Tati au firmament de la gloire, dans les années cinquante avec Mon oncle, et précipita sa chute, dix ans plus tard, quand sortit dans les salles Playtime, le chef-d'oeuvre maudit.