Que fait-on quand on regarde une peinture ? À quoi pense-t-on ? Qu'imagine-t-on ? Comment dire, comment se dire à soi-même ce que l'on voit ou devine ? Et comment l'historien d'art peut-il interpréter sérieusement ce qu'il voit un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout ?
En six courtes fictions narratives qui se présentent comme autant d'enquêtes sur des évidences du visible, de Velázquez à Titien, de Bruegel à Tintoret, Daniel Arasse propose des aventures du regard. Un seul point commun entre les tableaux envisagés : la peinture y révèle sa puissance en nous éblouissant, en démontrant que nous ne voyons rien de ce qu'elle nous montre. On n'y voit rien ! Mais ce rien, ce n'est pas rien.
Écrit par un des historiens d'art les plus brillants d'aujourd'hui, ce livre adopte un ton vif, libre et drôle pour aborder le savoir sans fin que la peinture nous délivre à travers les siècles.
'Quand venait l'heure de nous coucher et de nous mettre en pyjama, notre père restait près de nous et nous apprenait à disposer nos vêtements dans l'ordre très exact du rhabillage. Il nous avertissait, nous savions que la cloche de la porte extérieure nous réveillerait en plein sommeil et que nous aurions à fuir, comme si la Gestapo surgissait. Votre temps sera chronométré, disait-il, nous ne prîmes pas très longtemps la chose pour un jeu. C'était une cloche au timbre puissant et clair, actionnée par une chaîne. Et soudain, cet inoubliable carillon impérieux de l'aube, les allers-retours du battant de la cloche sur ses parois marquant sans équivoque qu'on ne sonnait pas dans l'attente polie d'une ouverture, mais pour annoncer une brutale effraction. Sursaut du réveil, l'un de nous secouait notre petite soeur lourdement endormie, nous nous vêtions dans le noir, à grande vitesse, avec des gestes de plus en plus mécanisés au fil des progrès de l'entraînement, dévalions les deux étages, sans un bruit et dans l'obscurité totale, ouvrions comme par magie la porte de la cour et foncions vers la lisière du jardin, écartions les branchages, les remettions en place après nous être glissés l'un derrière l'autre dans la protectrice anfractuosité, et attendions souffle perdu, hors d'haleine. Nous l'attendions, nous le guettions, il était lent ou rapide, cela dépendait, il faisait semblant de nous chercher et nous trouvait sans jamais faillir. À travers les branchages, nous apercevions ses bottes de SS et nous entendions sa voix angoissée de père juif : Vous avez bougé, vous avez fait du bruit. - Non, Papa, c'est une branche qui a craqué. - Vous avez parlé, je vous ai entendus, ils vous auraient découverts. Cela continuait jusqu'à ce qu'il nous dise de sortir. Il ne jouait pas. Il jouait les SS et leurs chiens.'
Écrits dans une prose magnifique et puissante, les Mémoires de l'auteur de la Shoah disent toute la liberté et l'horreur du XXe siècle, faisant du Lièvre de Patagonie un livre unique qui allie la pensée, la passion, la joie, la jeunesse, l'humour, le tragique.
« Il n'est que dix heures du matin. Il dégoupille le muselet de métal et fait sauter le bouchon. Le rire quasi continu de Bacon, sa bonne humeur tranchent avec le désespoir que dégagent ses tableaux. Je saisis qu'il y a un sens aigu du tragique en lui, mêlé au comique, comme chez Shakespeare, un autre de ses auteurs de chevet. Est-il ce Dr Jekyll et Mr Hyde ? »
Les couleurs existent-elles dans les choses ou n'ont-elles de réalité que dans notre regard ? Sont-elles matière ou idée ? Entretiennent-elles les unes avec les autres des rapports nécessaires ou sont-elles seulement connues de manière empirique ? Y a-t-il une logique de notre monde chromatique ? Pour répondre à ces questions, Claude Romano convoque l'optique, la physique, les neurosciences, la philosophie et la peinture.
En retraversant certaines étapes décisives de la réflexion sur ces problèmes (de Descartes à Newton, de Goethe à Wittgenstein, de Schopenhauer à Merleau-Ponty), il développe une conception réaliste qui replace le phénomène de la couleur dans le monde de la vie et le conçoit comme mettant en jeu notre rapport à l'être en totalité : perceptif, émotionnel et esthétique. L'auteur fait ainsi dialoguer la réflexion théorique et la pratique artistique.
C'est parce que la couleur touche à l'être même des choses, en révèle l'épaisseur sensible, que la peinture, qui fait d'elle son élément, est une opération de dévoilement.
John Dewey (1859-1952) est un des piliers du pragmatisme. Au centre de cette tradition, il y a l'enquête, c'est-à-dire la conviction qu'aucune question n'est a priori étrangère à la discussion et à la justification rationnelle.
Dewey a porté cette notion d'enquête le plus loin : à ses yeux, il n'y a pas de différence essentielle entre les questions que posent les choix éthiques, moraux ou esthétiques et celles qui ont une signification et une portée plus directement cognitives. Aussi aborde-t-il les questions morales et esthétiques dans un esprit d'expérimentation - ce qui tranche considérablement avec la manière dont la philosophie les aborde d'ordinaire, privilégiant soit la subjectivité et la vie morale, soit les conditions sociales et institutionnelles.
Dans L'art comme expérience, la préoccupation de Dewey est l'éducation de l'homme ordinaire. Il développe une vision de l'art en société démocratique, qui libère quiconque des mythes intimidants qui font obstacles à l'expérience artistique.
Mon éloge est un dithyrambe totalement subjectif, sincère et ressenti, un discours "pour l'édification commune", ainsi qu'il est écrit dans les manuels de rhétorique. Il ne cherche pas à plaire aux critiques ou aux chroniqueurs. Il s'adresse aux lecteurs qui veulent découvrir le jazz, à ceux qui l'aiment un peu mais de loin ; aux simples enthousiastes, aussi, ces ravis du jazz, comme moi, qui communient dans la ferveur d'un solo de sax, d'une envolée de trompette, d'un murmure de basse...
"J'étais l'idole sauvage dont Paris avait besoin. Après quatre années de violence, j'ai symbolisé la liberté retrouvée, la découverte de l'art nègre, du jazz. J'ai représenté la liberté de me couper les cheveux, de me promener nue, d'envoyer tous les carcans au diable, y compris le corset."
On ne retient souvent de celle qu'on surnomma la "Vénus d'Ébène" que son apparition fracassante au Théâtre des Champs-Élysées, dans la Revue Nègre, en octobre 1925. Tout le monde connaît sa fameuse ceinture de bananes et sa chanson fétiche J'ai deux amours. Mais il est une autre Joséphine Baker (1906-1975), égérie des cubistes, exportatrice du jazz et des musiques noires, qui se mobilise pour la Croix-Rouge, s'engage dans les services de renseignements des Forces Françaises Libres, milite contre le racisme, adopte douze enfants de toutes origines afin de donner l'exemple de la fraternité universelle. C'est à la rencontre de cette Joséphine, "engagée chaleureuse", que ce livre nous convie.
"Le goût, c'est bon pour les amateurs de vin et les cuisiniers. L'art n'a rien à voir avec le goût."
Figure centrale de la Sécession viennoise, Gustav Klimt (1862-1918) est le peintre emblématique de la Vienne fin de siècle, celle de Sigmund Freud, Gustav Mahler et Arthur Schnitzler, tous fondateurs de la modernité européenne. Il fit exploser les normes académiques et permit à l'art autrichien de s'ouvrir à l'impressionnisme et au symbolisme. Il fut aussi l'ami et le protecteur des jeunes expressionnistes Oskar Kokoschka et Egon Schiele. Ornemaniste de génie, portraitiste renommé de la haute société et paysagiste introverti, Klimt, enfin, ne cessa de représenter les métamorphoses de la femme. À la fois classique et scandaleux, il restera comme le peintre des grands mystères de la sexualité et de la mort. Son Baiser vient se placer au premier rang des oeuvres les plus célèbres de l'histoire de l'art.
De 1759 à 1781, Diderot le philosophe, l'homme de lettres, a joué au critique d'art en donnant neuf Salons pour une revue littéraire. Il s'agissait alors de proposer aux abonnés, absents de Paris, un équivalent littéraire des oeuvres qu'ils ne verraient pas : le lecteur, aujourd'hui encore, appréciera ces textes sans avoir les tableaux ou les sculptures sous les yeux.
Le Salon selon Diderot n'est pas seulement de la critique d'art : il contient des dialogues, des rêveries, des théories, de la philosophie. Il oscille entre le roman et l'essai, entre le conte et la critique. Il ne s'agit pas de constituer une esthétique conceptuelle, mais d'arpenter l'espace d'une interrogation : chaque Salon est l'occasion d'un nouvel essai de réflexion, où le devoir d'abstraction philosophique ne fait jamais l'économie du foisonnement du réel. Peut-être Diderot ne sait-il pas expliquer un art qui soit totalement étranger à toute narration. Peu importe : il sait en parler comme nul autre.
"Comme il arrive qu'un lecteur à demi distrait crayonne aux marges d'un ouvrage et produise, au gré de l'absence de la pointe, de petits êtres ou de vagues ramures, en regard des masses lisibles, ainsi ferai-je, selon le caprice de l'esprit, aux environs de ces quelques études d'Edgar Degas.
Ceci ne sera donc qu'une manière de monologue, où reviendront comme ils voudront mes souvenirs et les diverses idées que je me suis faites d'un personnage singulier... Cependant qu'au regard naïf, les uvres semblent naître de l'heureuse rencontre d'un sujet et d'un talent, un artiste de cette espèce profonde, plus profond peut-être qu'il n'est sage de l'être, diffère la jouissance, crée la difficulté, craint les plus courts chemins."
Paul Valéry.
"Il y a beaucoup à faire sur la terre. Fais-le vite !"
Fils d'un père alcoolique et d'une mère tuberculeuse, Ludwig van Beethoven (1770-1827) n'avait guère d'autre solution pour échapper aux tares de son milieu que de devenir un génie. En ce temps où le romantisme né des Lumières et de la Révolution française est en pleine expansion, celui qui se qualifie lui-même de Tondichter (poète sonore) croit très vite en son destin. Ses dons sont éclatants, sa volonté inébranlable. Jeune compositeur, il suit les traces de Mozart et de Haydn. Homme mûr, il impose des compositions d'une hardiesse et d'une puissance qui choquent ses contemporains. Au crépuscule de sa vie, il écrit des oeuvres testamentaires d'une profondeur stupéfiante, qui préparent et annoncent le chemin de la musique pour les siècles à venir.
"Pour l'artiste, voir c'est concevoir, et concevoir c'est composer. L'art est une religion. Son but est l'élévation de la pensée. Peindre d'après nature ce n'est pas copier l'objectif, c'est réaliser ses sensations. Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la nature. Travailler sans souci de personne et devenir fort, tel est le but de l'artiste, le reste ne vaut même pas le mot de Cambronne."
Il se rue vers le motif. Paul Cézanne (1839-1906), c'est l'homme qui marche. Il installe son chevalet, écarquille les yeux, fouille le paysage pour lui arracher sa formule. Quand ça ne vient pas il hurle, détruit ses toiles inachevées. À Aix, à Paris, on se moque de lui, on l'insulte, on le prend pour un fou. Il feint l'indifférence, en souffre, brise ses amitiés, néglige ses amours, continue sur le chemin qu'il a choisi et que lui seul entrevoit : il sait qu'il est en train de réinventer la peinture.
Cet ouvrage, paru en 1983, est très vite devenu un classique contemporain, tant après lui nombre se sont engagés dans la brèche de cette première vraie critique de la modernité artistique.
Le constat demeure aujourd'hui encore lucide : depuis les années 1950 se sont multipliés aussi bien les musées d'art moderne que les écrits qui lui sont consacrés. Mais jamais on a aussi peu peint, jamais on a aussi mal peint. La pullulation d'objets hétéroclites qui ne ressortissent à l''art' que par l'artifice du lieu qui les expose et du verbe qui les commente amène à poser la question : vivons-nous le temps d'un moderne tardif, au sens où l'on parle d'un gothique tardif ?
Quelles sont les causes de ce déclin? En transposant dans le domaine des formes le propos millénariste des Révolutions, la théorie de l'avant-garde a peu à peu fait entrer la création dans la terreur de l'Histoire. De ce point de vue, le primat de l'abstraction imposé après 1945 aux pays occidentaux n'est que la figure inverse de l'art d'État que le réalisme socialiste a imposé aux pays soviétiques. Elle a entraîné une crise des modèles : inverse de celle du néo-classicisme qui rejetait la perfection de l'art dans le passé, elle a projeté dans le futur une perfection désormais inaccessible dans le temps. Elle a aussi entraîné une perte du métier : le n'importe-quoi, le presque-rien, l'informe et le monstrueux comme variétés de l'hybris moderne redonnent à la querelle de l'art comme savoir-faire ou comme vouloir-faire une singulière actualité.
"J'avais un sentiment étrange, l'impression d'être deux personnes à la fois. L'une d'elles était Norma Jeane, l'orpheline fille de personne. L'autre était quelqu'un dont j'ignorais le nom. Mais je savais où était sa place. Elle appartenait à l'océan, au ciel, au monde entier..."
Elle voulait qu'on la regarde. Mal aimée, étouffée, violée, abandonnée, l'enfant brune et bégayante nommée Norma Jeane Mortensen était prête à tout pour sortir de l'ombre et taire ses blessures. Jusqu'à devenir Marilyn Monroe (1926-1962), créature artificielle, blonde publique, surgie après neuf heures de maquillage et de décoloration. Jusqu'à se laisser dévorer par elle.
Cinéma rassemble trois scénarios inédits de Jacques Prévert.
Dans le premier, un trafic de pièces d'avion endommagées est révélé par le photographe du Grand Matinal, sur fond d'intrigue amoureuse. Dans Jour de sortie ou La Lanterne magique, deux jeunes amants sont séparés par des villageois bien-pensants. Au Diable vert est une comédie sentimentale située dans un café musée atypique. Un Américain retrouve une jeune femme qui lui était chère. Mais les intrigues d'un proxénète et d'une prostituée vont mettre à mal cette histoire d'amour naissante.
Tous ces scénarios de films non tournés témoignent d'une singulière inventivité, conjuguant liberté de ton, rêverie romanesque, satire sociale et appel à l'imaginaire.
À Yves Saint Laurent
5 juin 2008
Comme le matin de Paris était jeune et beau la fois où nous nous sommes rencontrés! Tu menais ton premier combat. Ce jour-là, tu as rencontré la gloire et depuis, elle et toi, ne vous êtes plus quittés. Comment aurais-je pu imaginer que cinquante années plus tard nous serions là, face à face, et que je m'adresserais à toi pour un dernier adieu? C'est la dernière fois que je te parle, la dernière fois que je le peux. Bientôt, tes cendres rejoindront la sépulture qui t'attend dans les jardins de Marrakech.
Voici un ouvrage dont le titre à soi seul est devenu une expression commune. Il est vrai que Michael Fried a posé en des termes tout à fait nouveaux la question : de quand date la peinture moderne? De David, de Manet, de Cézanne, dira-t-on ; les candidats à l'acte fondateur ne manquent pas. Fried pose autrement le problème. Moins qu'aux grandes individualités, c'est à ce qu'elles eurent en commun que l'auteur s'intéresse : le courant nouveau de figuration qui très vite devint la tradition moderne et auquel ces peintres participèrent ou s'opposèrent.
Cette tradition naît au XVIIIe siècle avec la critique d'art - notamment Diderot - et celle-ci formule une interrogation : quelle place le tableau doit-il réserver au spectateur ?
De Greuze à David, la peinture refuse la théâtralité. Michael Fried montre les deux moyens que Diderot expose pour combattre la fausseté de la représentation et la théâtralité de la figuration : une conception dramatique de la peinture, qui recourt à tous les procédés possibles pour fermer le tableau à la présence du spectateur, et une conception pastorale qui, à l'inverse, absorbe quasi littéralement le spectateur dans le tableau en l'y faisant pénétrer. Ces deux conceptions se conjuguent pour nier la présence du spectateur devant le tableau et mettre cette négation au principe de la représentation.
Au cours de ses entretiens inédits, Pierre Boulez expose ses vues sur la musique, trace les grandes lignes de ce que pourraient être son "Art poétique" musical, et dresse un tableau de la musique contemporaine - tendances, composition, harmonique - à l'aube du siècle.
Le désastre de Pavie, c'est l'occasion inespérée pour un romancier de raconter une histoire vraie qui est en soi totalement romanesque.
D'entrée, les personnages sont campés : un beau roi, séducteur, dont l'appétit de vivre n'a d'égal que l'ambition d'être le prince des Arts et des Lettres, fasciné qu'il est par la Renaissance italienne qu'il vient de découvrir de l'autre côté des Alpes ; en face, un personnage sombre, ombrageux, obsédé par son salut au point, dans quelques années, de renoncer à son formidable trône et pouvoir sur l'Allemagne, l'Autriche, les Flandres, l'Espagne et le Nouveau Monde, puis se retirer dans un couvent et y vivre de macérations.
Entre la superbe et l'austérité, la bataille de Pavie en décidera autrement, le roi de France sera vaincu, emprisonné à Madrid, devra jurer la paix puis se parjurer, une fois libéré.
Giono n'a pas à forcer son talent pour narrer cet incroyable scénario.
"Je ne peux écrire en vers : je ne suis pas poète. Je ne peux distribuer les couleurs : je ne suis pas peintre. Je ne peux non plus exprimer par signes et pantomimes mes sentiments et mes pensées : je ne suis pas danseur. Mais je le peux par les sons : je suis musicien."
Pianiste et violoniste virtuose, Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) laisse à sa mort plus de six cents pièces embrassant tous les genres musicaux de son temps : concertos, symphonies, sonates, opéras, etc. Avec une empathie qui ne se dément jamais, Jean Blot nous fait vivre au plus près de celui que Rossini considérait non comme le plus grand des musiciens, mais comme "l'unique". Il nous conte ses peines enfantines et ses joies, ses craintes d'adolescent, ses frayeurs d'adulte ; et nous plonge au coeur d'une oeuvre marquée par une puissance créatrice inouïe et la volonté majeure "d'étendre la joie au détriment de la tristesse".
"Tout dans mes oeuvres est issu du sentiment de certitude que nous appartenons, en fait, à un univers énigmatique."
En dehors de quelques brouilles passagères, René Magritte (1898-1967) resta toute sa vie celui dont Breton écrivait que le surréalisme lui devait "une de ses premières et dernières dimensions". Rejetant les procédés d'écriture automatique, Magritte emprunte les éléments de son vocabulaire pictural au quotidien. Abordant la peinture dans l'esprit des leçons de choses, il fait subir aux espaces et aux objets une infinité de modifications. Il fragmente l'échelle onirique, invente des territoires nouveaux, transforme des espaces connus, pratique une utilisation incongrue des titres : Ceci continue à ne pas être une pipe, Le Salon au fond d'un lac, La Philosophie dans le boudoir. En un mot, il ajoute, avec humour, de nouvelles dimensions au malaise humain : "Je peins l'au-delà, mort ou vivant. L'au-delà de mes idées par des images".
"Le beau court les rues : il y est désespérant, et la peinture ou plutôt la rage de peindre paraît la plus grande des folies."
Eugène Delacroix (1798-1863) a connu une gloire paradoxale. Si sa Liberté guidant le peuple est sans doute un des tableaux les plus célèbres du monde, si son portrait ornait naguère les billets de cent francs, sa personnalité reste mal connue. Peintre génial, passant indifféremment d'oeuvres d'inspiration religieuse ou littéraire à d'autres plus en rapport avec l'actualité de son temps, il n'hésita pas à sacrifier le dessin au profit de la couleur. Peintre officiel du Second Empire, tantôt honni tantôt follement admiré, il fut l'un des tout premiers artistes à peindre l'Orient d'après nature. Romantique malgré lui, dandy et sauvage, misanthrope et mondain, ce grand mélancolique admiré par Baudelaire influença de nombreux peintres tels Signac, Van Gogh ou Cézanne, lequel observant Femmes d'Alger affirma : "Nous y sommes tous dans ce Delacroix."
"La vie peut être libre et belle, mais nous nous sommes égarés. La cupidité a empoisonné l'âme humaine, elle a dressé dans le monde des barrières de haine, elle nous a fait marcher au pas de l'oie vers la misère et le massacre."
Pour beaucoup, Charles Spencer Chaplin (1889-1977) se confond avec le personnage de Charlot, surnommé aux États-Unis The Tramp, le vagabond du Kid ou des Lumières de la ville. Pourtant, le petit homme à la canne et au chapeau melon est loin d'occuper toute la filmographie de Chaplin qui est aussi un grand réalisateur. Il n'est que de citer L'Opinion publique, Monsieur Verdoux ou La Comtesse de Hong-Kong. Charlot efface Chaplin du fait même de son succès précoce auprès du public, au cours des premières années du cinématographe. Mais le talent n'explique pas tout, il faut qu'un personnage rencontre son époque, en dise les vérités et les mensonges. Charlot-Chaplin fut cet homme, dont Cocteau affirmait qu'il était l'arpenteur du Château de Kafka.
On nous a traités d'hommes finis parce que nous ne finissons jamais rien, dites plutôt : hommes infinis.
Touche-à-tout de génie, Man Ray, né Emmanuel Radnitsky (1890-1976), incorpora à ses peintures des matériaux divers, détourna des objets de leur destination d'origine, n'hésita pas à employer dans sa création des procédés industriels tels que la photographie ou l'aérographe. Ami de Duchamp, il côtoya Brancusi, Satie, Picasso, Breton, Éluard, Desnos, et eut pour compagnes la célèbre Kiki de Montparnasse puis la belle Lee Miller. Dadaïste avant dada, luttant sans relâche pour conserver sa liberté créatrice, parfois contre les opinions et les idéologies de son temps, Man Ray nous convie à une traversée inédite des principaux courants artistiques du XXe siècle, du cubisme jusqu'au pop art, et nous donne une leçon de vie.