Lévesque
-
« Je suis encore petit. Lili aime se frotter contre moi l'après-midi quand on fait la sieste. Elle ôte ses culottes qui sentent fort en disant que c'est parce que le bébé a fait pipi dessus. C'est bon et irritant à la fois ; je me laisse faire sans protester. Je la trouve jolie, ma petite tante, surtout lorsqu'elle ne se fâche pas, qu'elle soupire et me serre entre ses jambes moites. La chaleur de la chambre fermée et une fatigue étrange me poussent vers le sommeil. Ça sent le bébé qui dort, la sueur et les culottes de Lili. Lorsque je me réveille, qu'elle n'est plus là, je ne me souviens de rien. Seules les odeurs persistent, mélangées à celle de la moisissure qui envahit les murs. Le soleil frappe de biais les battants fermés des jalousies et tisse des raies brillantes de poussière dans la pénombre humide. Très forte envie de pisser. »
-
« Negâo se dirige de nouveau vers le haut, comme s'il participait aussi à la battue, de son pas marin, sans se cacher, en remontant les sentiers la mitraillette sous le bras. Il fait un signe de la main aux hommes armés, en leur indiquant l'impasse qu'ils croyaient vide. Ceux-ci se protègent d'un ennemi invisible, se retournent en suivant sa consigne pour cribler de balles les cabanes de ce côté. Et ils tombent un à un, non sans avoir blessé d'autres policiers qui leur faisaient face. La confusion est générale, la meute se mord elle-même au milieu des cris et des imprécations pendant que la proie s'éclipse.
Toujours en remontant, Negâo profite du brouhaha pour s'approcher d'un autre petit détachement. La lueur de leurs cigarettes est une cible parfaite. D'une rafale, il les fauche encore à la hauteur de la poitrine pour disparaître de nouveau. »
-
« J'ai amplement le temps de réfléchir, mais je ne sais pas par où commencer. Son conseil de continuer à copier les maîtres anciens, à la recherche de leur secret englouti, ne m'est d'aucun secours. J'évite même de regarder les reproductions dans les livres d'art, car j'ai peur de me perdre davantage. De toute façon, je peux imiter à merveille et sans aucun effort les maîtres que j'admire. Mon problème serait plutôt celui de me retrouver moi-même, le Max Willem d'autrefois, celui du temps d'avant les contrefaçons et les mensonges. »
-
« Fils d'un père canadien-français et d'une mère russe immigrée à Québec au début du siècle, [Serge Régnier] était fasciné par la révolution bolchevique. En dépit des récits contradictoires véhiculés sur la Russie, il avait choisi le parti des travailleurs, déterminé à changer les choses. Les villes de Montréal et de Québec n'avaient pas échappé à la crise économique qui avait laminé l'Amérique. "Les travailleurs ne peuvent que se tourner vers Moscou et rejeter le capitalisme", pensaient Régnier et ses camarades. Cette crise représentait à leurs yeux l'occasion de secouer l'inertie des ouvriers, peu ouverts aux idéaux communistes. »
Inspiré par le poète de la révolution soviétique, Vladimir Maïakovski, un jeune communiste de Québec, Serge Régnier, se rend à Moscou au début des années trente. Son travail au journal Les Nouvelles de Moscou lui fait découvrir diverses facettes de la société soviétique jusqu'à ce que des événements hors de son contrôle l'obligent à fuir l'URSS par une route inusitée.
De retour au Québec, il collabore à l'élection de Paul Gouin, le chef de l'Action libérale nationale, avant de s'engager avec Norman Bethune auprès des républicains espagnols. Au cours de ce second périple, Serge Régnier comprend que les hommes de Moscou ne l'ont oublié ni à Montréal, ni à Paris, ni à Barcelone et que son ardoise soviétique est toujours en souffrance. -
Geneviève Gagnon, alias Lili, poursuit ses rêveries de flâneuse solitaire. La jeune universitaire se rappelle les Laurentides de ses joies estivales : le chalet, le lac, les baignades. Elle se rappelle aussi les tristes circonstances qui amenèrent sa famille à vivre un temps à Berlin, île emmurée où naquit l'amitié qui la lie encore à la pétulante Hannah Stein.
Dans le Berlin de 2007, Geneviève voit son regard sur la vie transformé à la suite de deux chocs : une commotion cérébrale qui lui ouvre les yeux sur sa propre vulnérabilité, et une visite au Musée juif de Berlin où elle est confrontée à l'oeuvre picturale de Charlotte Salomon.
Roman épisodique, peint par petites touches, Sillages offre une intrigue serpentine qui dévoile peu à peu les paradoxes d'une histoire - personnelle et collective - où l'on préserve les souvenirs telles des reliques, les plus traumatiques comme les plus tendres. -
«Tu sais, comme le dit Pirandello, nous, les Siciliens, aimons faire semblant... mais ce n'est pas ça. La vérité, Salvatore, c'est que je me demande pourquoi je m'en fais avec tout ça, le fait de rester en Sicile, la malhonnêteté ? Qu'y a-t-il ici pour moi ? Peux-tu me le dire ? [...] Je veux partir, je suis lâche de rester ici... Je ne veux plus faire semblant... Si je ne fais rien, je te jure que je vais mourir. Je deviens fou, ici. Je fais bonne figure, mais, certains jours, j'ai juste envie de me coucher à terre et de mourir. Je suis piégé...»
En vacances dans sa Sicile natale qu'il a quittée depuis longtemps, Salvatore revoit sa famille - un oncle, une tante, un cousin - et effectue un douloureux retour dans son enfance marquée par de multiples blessures non cicatrisées. Quant à Charlie, le « cousin », il représente une sorte d'énigme. Jeune et beau, il est habité, tourmenté par le désir de quitter son village et de se libérer de ce monde qui l'étouffe.
Le cousin traite tout autant de la mémoire, de la violence et de la sexualité que de la famille, de l'identité et de la culture.
« Le cousin est une novella exquise. L'écriture de Calabro est simple et coule sans effort ; il a créé des personnages justes, prenants, et son récit magnifique est à la fois étonnant, étrange et tellement sincère. »
(Sky Gilbert, auteur de An English Gentleman et de Brother Dumb)
«Un érotisme torride imprègne les pages du Cousin. » (Prairie Fire) -
Les ponts de glace sont toujours fragiles
Louis-Philippe Hébert
- Lévesque
- Réverbération
- 7 Avril 2015
- 9782924186770
Cinq histoires d'amour. Cinq histoires d'horreur ? Plutôt cinq révélations où le personnage principal découvre ce que l'on pourrait appeler une nouvelle forme de vie. À Simon Réhel, des « Ponts de glace », elle apparaîtra lors de ses quatre-vingt-dix ans et lui permettra de passer un autre pont, peut-être le dernier. Dans « Une histoire de café », le neveu bien involontairement lié à sa tante découvrira un filon qui lui permettra de faire fortune, mais pas avec le café. Le domestique « Firmin » apprendra à son maître les délices de l'art et le supplice d'en être privé. Hélas ! non, « Le Diable ne brûle pas », le jeune collégien n'aura pas la possibilité de choisir entre son ami de collège et une étrange femme omniprésente et dévorante qui le poursuivra toute sa vie durant. À la fin de ses vacances, un voyageur fera l'étrange découverte de la bête dans « Les latrines de l'aéroport de Miami ».
Cinq histoires d'un amour marqué au fer rouge de la nostalgie, de la filiation, de l'art, de la monstruosité et de ce qui résulte toujours de l'amour : une fascinante mais éprouvante découverte de soi. -
« Fidel est décédé. Qu'adviendra-t-il de mon île ? L'homme, quant à lui, sera toujours à la fois objet de désir et de savoir pour le monde extérieur, et sujet lié à l'intériorité de l'île. Le mythe "Fidel", mythe d'une "révolution permanente", est contenu dans toute l'Amérique latine, et les mythes ne meurent jamais, quoiqu'on en pense à Miami. Ils s'amplifient, s'enrichissent, se modifient selon les besoins. On en fait ce qu'on veut. »
Exalté par la révolution naissante, un couple de Québécois, Louise et Marc, part en 1967 s'installer à Cuba pour un an où il vit diverses expériences dans un monde en complet bouleversement. Assez rapidement, les nombreuses rencontres débouchent sur une infidélité de Louise avec Pablo, et le couple ne survivra pas. Un deuxième séjour dans l'île ravive inutilement la passion antérieure et Louise revient à Montréal, d'où elle entretient une correspondance avec la mère de Pablo qui ranime constamment son expérience cubaine. Une quarantaine d'années plus tard, Louise retourne une dernière fois dans l'île pour y constater que...
Roman d'introspection et récit de voyage, Le sexe de Fidel constitue, d'une part, un commentaire sociopolitique sur une société en pleine transformation et sur une culture antillaise qui vient renverser tous les acquis. D'autre part, il raconte comment la protagoniste, lors de ses trois séjours là-bas, se trouve confrontée à ses convictions et à l'émergence de nouveaux désirs qui redéfiniront son identité. -
« J'ignore ce bras comme d'autres pourraient ignorer certaines choses dans leur vie qui les font souffrir. »
Jack Hughes, un enseignant torontois d'origine irlandaise, souffre du TIRIC (Trouble identitaire relatif à l'identité corporelle) : il ne supporte plus son bras gauche - tout comme les personnes transsexuelles sentent carrément qu'elles sont nées dans le mauvais corps -, source, croit-il, de tous ses problèmes depuis l'enfance. Il tente donc de vivre en tentant d'ignorer ce membre qui ne fait pas partie de sa réalité. Lui sera-t-il possible de le faire en n'utilisant que son bras droit ?
Si le roman semble de prime abord léger, la tension devient de plus en plus palpable au fil du récit, dans lequel des fragments de la vie de Jack nous sont révélés. Enfant sans père, il a souffert de l'atmosphère étouffante de la pension de famille tenue par sa mère, une femme sévère et dominatrice, incapable de tendresse. Plus tard, ses rares expériences avec les femmes ont toutes été vouées à l'échec.
La fin arrive comme un coup de poing. Un peu comme dans sa novella Le cousin, John Calabro conclut l'histoire par une explosion de violence tout à fait inattendue.
Un sujet original que l'auteur traite avec une rare maestria, parvenant, par son écriture simple, efficace, à nous faire passer sans transition du sourire à l'horreur. Et à nous faire, sinon comprendre, du moins aimer cet « homme imparfait ». -
Nouvel opus du prolifique romancier, nouvellier, poète et éditeur Louis-Philippe Hébert, Le spectacle de la mort se distingue tant par son intrigue singulière que par sa facture à la fois surannée et moderne. Roman épistolaire confinant au journal intime, dans la mesure où l'isolement du personnage dans une ville de Roumanie l'empêche de capter les réponses de son correspondant, Le spectacle de la mort raconte l'histoire d'un écrivain invité à donner des conférences en Europe de l'Est, alors qu'il subit une altération de la conscience proche de la psychose. Autour de lui, tout se révèle étrange : le regard absent du personnel de l'hôtel où il est descendu, l'attitude de la femme de chambre qui voit en lui une incarnation du diable, la religieuse qui lui parle de résurrection. Dans ce roman dense et énigmatique, un réel exacerbé côtoie un onirisme sombre et obsédant, pavant la voie à une réflexion profonde sur nos existences ponctuées d'éternels recommencements. Ainsi, malgré son titre, Le spectacle de la mort parle... de la vie.
-
Le serment de Jacques
Marie-Louise D'auteuil
- FeniXX réédition numérique (Albert Lévesque)
- 10 Juin 2022
- 9782307225065
Cet ouvrage est une réédition numérique d'un livre paru au XXe siècle, désormais indisponible dans son format d'origine.
-
Dans un quartier populaire de Québec, des destins s'entrecroisent. Ceux d'enfants meurtris ou lumineux, ceux d'adultes qui cherchent la beauté en fuyant les petites et les grandes misères du quotidien... Comme elle l'avait fait avec Les cordes à linge de la Basse-Ville, Lyne Richard nous entraîne dans les rues de Saint-Sauveur, à la rencontre de personnages simples et vrais, qui certes traversent des moments difficiles, mais trouvent souvent du soutien auprès de leurs voisins. Cette fois, la couleur rouge accompagne ce défilé tantôt déchirant, tantôt attendrissant, mais toujours empreint d'humanité.
-
Par le truchement d'une écriture souriante, La mémoire des cathédrales met en scène un foisonnement de personnages colorés, lesquels viennent tour à tour occuper quelques pages avant de céder la place aux suivants. Chacune des nouvelles, comme autant de petites cantates, fait entendre la voix d'hommes et de femmes, d'enfants et d'adolescents qui, dans une grande ville américaine, vaquent aujourd'hui à leurs occupations tranquilles. Au fil des pages prennent vie Tasha et le Professeur, dont elle transcrit si sublimement la pensée, ou cette poète sans nom, à la fois submergée et inspirée par les exigences toutes prosaïques de la maternité. On évoque la malédiction qui a frappé les Cubs de Chicago pendant plus d'un siècle, de même qu'une maladie qui efface peu à peu les souvenirs. Avec Ann, on suit un cours de littérature hors du commun, puis on se rebelle, à l'instar de cette inconnue qui se reconnaît dans le regard d'un chien errant. En somme, des situations ordinaires sont esquissées qui durent le temps d'un mystère à résoudre, le temps d'un fou rire ou celui d'un chagrin secret. Bien qu'elles se caractérisent par la sobriété de leur facture, les dix-neuf nouvelles de ce recueil rendent néanmoins un hommage à la fois tendre et passionné à ce qui reste profondément humain : le besoin d'exister, de laisser une trace, de créer, d'enfanter et ainsi, à la manière des cathédrales, de perdurer.
-
La disparition d'Ivan Bounine
Pierre-Louis Gagnon
- Lévesque
- Réverbération
- 5 Septembre 2018
- 9782897630614
En cette année où le prix Nobel de littérature ne sera pas attribué, voici un sujet bien d'actualité.
Stockholm, 1932-1933. Qui, de Maksim Gorki ou d'Ivan Bounine, deux grands écrivains russes, l'Académie suédoise va-t-elle couronner ? Le communiste Gorki, fidèle soutien de Staline, ou l'anticommuniste Bounine, réfugié en France depuis la révolution d'Octobre ?
Cet enjeu est d'autant plus crucial que, depuis la création du prix en 1901, aucun Russe n'a obtenu le Nobel de littérature. Les partisans de l'un et de l'autre s'affrontent pour faire triompher leur poulain. Tous les coups sont permis, et la capitale suédoise bruisse de toutes les rumeurs.
Au centre de cette affaire se trouve l'extravagante et sulfureuse Aleksandra Kollontaï. L'ambassadrice soviétique à Stockholm ne ménage aucun effort pour que Gorki soit couronné et Bounine, neutralisé. Or, ce dernier, qui réside à Grasse dans le Midi de la France, disparaît soudain de la circulation. Tout le monde s'émeut, y compris les Soviétiques. S'ensuit une crise politique qui ébranle l'Académie suédoise, le gouvernement social-démocrate de Per Albin Hansson récemment élu et même l'État français, responsable de la sécurité de Bounine sur son territoire.
Thriller politico-littéraire, La disparition d'Ivan Bounine nous entraîne dans les coulisses d'une institution prestigieuse qui, de toute évidence, n'est pas toujours blanche comme neige. -
Ce recueil propose une série de fabulations où le lecteur contemporain se sentira comme chez lui. Il aura même un sentiment de déjà-vu. Comme s'il entendait un air familier joué par les trompettes de l'Apocalypse, laquelle annoncerait sa propre fin depuis un ciel dépoétisé.
Les histoires imaginent le monde à rebours, elles racontent un futur d'abord lointain puis plus rapproché et, finalement, le moment présent. Cependant, ces époques se valent toutes. Le pire a toujours déjà eu lieu. La décrépitude est aujourd'hui totale. Demain n'est guère mieux. Quant aux personnages, ils ont de la difficulté à distinguer la réalité du monde virtuel. Certains vont même jusqu'à épouser de façon érotique leur téléviseur. L'image en boîte les vampirise au point qu'ils ne la perçoivent plus comme un phénomène étranger. On a enfermé leur esprit dans l'oeil de la caméra, conscience divine que l'écrivain du XXIe siècle naissant jalouse secrètement. En fait, ce livre, comme le dirait William Marx, est un adieu à la littérature.
-
« Je m'appelle Alice et je rentre la tête.
C'est comme ça que je me pousse.
C'est comme ça que je m'enfuis, que je me sauve. Rentrer la tête, c'est ma fuite.
Devant un prédateur, je m'avale. C'est la vie qui veut ça. Je n'ai pas le choix.
C'est la mort qui me fait peur. Je n'ai ni dents ni griffes pour me défendre. Je suis
une proie trop facile. Je ne suis pas féroce pour deux sous. Je serais féroce si vous
y mettiez le paquet. Mais vous n'allez pas mettre une cenne dans ma benne.
Et je ne vais pas vous sauter en pleine face et vous défigurer. Je ne suis pas une
chienne enragée comme tout le monde. Je n'ai pas de crocs acérés pour lacérer
du viscère. Je ne suis pas là pour me battre. Je n'ai pas de dents pointues, pas
d'incisives, pas de molaires non plus.
Je n'ai pas de dents du tout. Je ne mords pas. »
Alice est une musicienne de rue, de trottoir et de parc, qui chante du Nirvana et quelques-unes de ses propres compositions. En compagnie de Maurice, son chat, elle traîne en ville trimballant dans une vieille poussette toutes ses affaires : une vieille guitare trouvée dans les poubelles à Westmount, un vieux parapluie, son abri - une grosse boîte de « cartron » ayant auparavant logé un frigidaire - et un vieux casque de guerre en métal. Un foulard sur son crâne rasé, noué derrière sa nuque, et d'immenses verres fumés lui cachant presque tout le visage, Alice se replie sur elle-même, loin à l'intérieur, parce qu'il fait trop mauvais dehors. -
« Il était une fois un petit garçon appelé Conrado. Un beau jour, devant toute la confusion du monde, il cessa de parler. Au début, soulagé, il ne savait pas encore très bien ce qu'il faisait. Puis, trouvant la situation confortable, il prit la décision de ne plus rien dire, de ne plus jamais parler de sa vie. Il devenait alors, de son plein gré, ce qu'il avait toujours été, un spectateur. La vie était l'affaire des autres, entrecoupée d'images publicitaires et de changements brusques de sens. Lorsqu'elle devenait insupportable, il lui suffisait de fermer les yeux comme on ferme la télévision. »
-
Aujourd'hui, c'est Valérie. Valérie Bordeleau qui lance son deuxième roman. À peine trente ans et son nom circule déjà plus souvent qu'à son tour dans la presse culturelle et la bouche des libraires. Son premier livre avait reçu une reconnaissance immédiate, il y a deux ans à peine. Dès sa parution, on avait parlé d'une voix singulière, étonnamment affirmée et d'une lucidité douce-amère qui sait ne rien vous épargner de la réalité. C'est tout ce que Mélissa peut en dire. Parce que ce livre-là, elle n'a pas pu le parcourir au delà du troisième paragraphe. Dès les premières lignes, elle a été secoué par la beauté de la langue, par la pure intensité de l'émotion. Tout lui paraissait juste. Trop juste. Et rapidement, elle s'était rendue compte qu'elle ne pourrait à la fois porter le poids des mots et celui de sa propre médiocrité.
Esther Croft nous offre des moments de lecture inoubliables dans ce recueil de dix nouvelles où elle scrute l'âme des êtres humains. L'univers que Croft partage avec ses lecteurs n'est pas gentil, douillet, confortable : c'est celui de la blessure, celle que nous avons tous quelque part en nous-mêmes.
Un regard percutant sur la réalité du monde, des relations humaines et, comme toujours, une écriture juste et épurée qui atteint toujours sa cible : le coeur. -
« Je me demande ce qu'un train comme le vôtre faisait là, et cela m'inquiète [...]. Mais avec les trains, des étrangers peuvent venir troubler notre paix à Voksal. [...]
Je me suis trompé de place pour un petit moment, mais je sais que c'est passager. Une fois ressorti de ce trou, je serai toujours Adrian Traum, ingénieur dans l'usine de mon beau-père à S., et ce cauchemar aura cessé. Je ne penserai plus jamais aux pauvres culs-terreux de cette bourgade en ruine. [...]
Une gare, dit le vieux, est un lieu de passage. [...] Sauf pour un cheminot comme moi, il ne viendrait à l'esprit de personne d'habiter une gare. Le cheminot lui-même y est de passage, puisque son travail est de voyager et de garder ouvertes les voies pour d'autres voyageurs. »
-
« Myriam B. Gers, femme nordique et complexe, vivrait bien après le début du vingtième siècle, mais pourtant, elle s'identifiait à ce siècle et crut, comme son beau visage le laissa deviner parfois, qu'elle était née à la mauvaise époque. Elle aurait dû avoir une centaine d'années de moins, selon son calcul. Elle vivait, en réalité, en l'an 2000, mais s'éveillait en 1900 bien des matins, le temps d'un poème. Le rapport que cette femme entretiendrait avec le temps et l'espace était particulier et un peu prophétique, car on commençait tout juste à admettre que le temps n'est pas forcément linéaire, et la théorie des cordes venait d'en montrer un modèle possible. Le temps, tissu cosmique fabriqué par l'Homme, avait ses plis et ses creux, et refusait de s'allonger gentiment comme un drap. On en voulut au temps, et personne n'eut envie de vieillir, au point de nier la mort comme réalité humaine - ou de l'éloigner le plus possible des sens, et donc de la vouloir invérifiable. »
Un huis clos sur le paquebot l'Athenia, de l'Orient vers l'Occident, avec des personnages fascinants qui veulent refaire le monde. : Aglaia, qui promène son ennui sur les ponts ; Ness, qui cherche l'adoption (père et mère) ; Bouvard et Pécuchet, éternels figurants spécialistes de la recherche, et plusieurs autres sans oublier la correspondance de Charles-Emmanuel Gauterier qui cherche, lui, son ancêtre.
Le tout raconté dans un style poétique propre à la romancière Andrée Laurier.
-
«Curieux, mon vieux... Toute cette agitation, comme s'il s'agissait vraiment d'un voyage distinct de ceux du passé. Tu es déjà parti tant de fois, pour des mois entiers, et cela te paraissait alors bien plus simple. Qu'est-ce que ce voyage-ci a de si différent des autres pour te laisser dans cet état d'agitation ? Serait-ce que tu ne comptes pas revenir ici ? Attention, vieux, souviens-toi des paroles d'Isidore et mets un frein à tes attentes pour ne pas te casser la figure. Ce n'est qu'une visite touristique, tu y vas en étranger tout en gardant intacte ta vie d'ici. Oublie pour le moment tes fantaisies d'incendie libérateur, car tu ignores ce que tu retrouveras là-bas. Ne brûle pas tes bateaux, puisque tu auras peut-être envie de revenir plus vite que tu ne le penses. »
-
Depuis plus de quarante ans, Michel Tremblay édifie une oeuvre imposante dans laquelle il relate, notamment, la destinée d'une famille de la rue Fabre sur trois générations. Les Chroniques du Plateau Mont-Royal (1978-1997), de même que plusieurs pièces de son théâtre, se laissent lire en cela comme un vaste roman familial, une histoire de filiation où chacun s'avère déterminé, à des degrés divers, par son héritage. Or, au coeur de ce roman familial est enfoui le secret plus ou moins bien gardé d'une relation incestueuse.
L'étude de Jacques Cardinal s'attarde à expliciter l'incidence de cet inceste, en particulier sur les destins de Marcel - l'enfant en proie au délire, à la folie -, et de Jean-Marc, son cousin, l'écrivain en devenir. L'analyse permet ici de montrer les puissances et les limites de l'imagination et du rêve, le vertige qui s'empare du sujet lorsque l'interdit de l'inceste est transgressé, violence première entravant l'arrimage du sujet à la loi. Ainsi déchiffre-t-on chez Tremblay non pas tant un éloge de la rêverie, du simulacre ou du masque, qu'une quête de la parole authentique ; non pas seulement une célébration du maternel, mais une mise en scène profanatrice de la mère et de son pouvoir, lequel trouve sa source dans l'oblitération de la fonction paternelle. De là se trouve convoqué un certain discours religieux - en particulier catholique - en tant qu'il soutient la quête véhémente d'une parole ponctuellement juste et vraie, cherchant ainsi à s'affranchir d'une parole impuissante, d'une parole qui s'égare dans le monde du semblant, des apparences, de l'imitation, du mensonge, du secret, du refoulement. L'oeuvre de Michel Tremblay apparaît bien à cet égard comme un art du mentir-vrai, une méditation sur la fiction dont l'artifice ne s'oppose pas à la recherche d'une vérité enfin dévoilée.
-
En 1998, à la parution du troisième recueil de nouvelles d?Esther Croft, Tu ne mourras pas, deux critiques littéraires importants viennent confirmer le grand talent de la nouvellière :
On connaît pour avoir lu ses deux recueils précédents, La mémoire à deux faces et Au commencement était le froid, le talent de nouvelliste d'Esther Croft. (Gilles Marcotte, L'actualité, 1998)
Le troisième recueil de nouvelles d'Esther Croft vient confirmer le grand talent de cette écrivaine à la voix unique, forte, courageuse. [...] On retrouve dans ce recueil la précision de l'écriture, une écriture tranchante comme un scalpel, qui ouvre le ventre, qui va droit au coeur des choses pour étaler au grand jour l'inavouable douleur, la haine, la passion de vivre aussi. (Maurice Émond, Québec français, 1998)
Ce recueil d'Esther Croft n'est pas seulement une question de vie ou de mort, il est aussi une main tendue à la fraternité, à la solidarité humaine.
-
Les caprices du sport : roman fragmente
Berube Renald
- Lévesque
- Réverbération
- 6 Avril 2011
- 9782923844121
« Alors, ayant longuement marché afin de mieux réfléchir, car la marche, surtout en hiver par temps froid et sec, le tonifiait, fournissait comme un rythme nécessaire qui stimulait ses pensées, les ordonnait ; ayant ensuite longuement tourné en rectangle, forcément, autour de la table de ping-pong [...], il finit par aller s'asseoir à son bureau. Pour continuer à réfléchir, sans doute. Ou à tourner en rond, peut-être. Devant lui, papier, stylos et clavier qu'il regardait ou fixait, allez savoir, sans doute sans trop les voir, allez donc savoir.
Le fantasme. À vrai dire, le sujet dont il devait faire une nouvelle, un poème ou un essai - un texte, disons - le fascinait et l'embêtait tout à la fois, sans qu'il puisse bien distinguer entre fascination et embarras. Il lui semblait même, pour être parfaitement honnête, que ce dernier, l'embarras, y était pour une bonne part dans l'attraction exercée par le sujet proposé. Où, quand, comment commence le fantasme ? Quand est-ce que je (qui est un autre, ça rassure de le savoir, merci Arthur) fantasme ? »