Biographie / Témoignage littéraire
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Voici un livre de grâce, porté par la grâce.
Comme un funambule qui avance, yeux grands ouverts, sur une corde au-dessus du vide, Bulle Ogier parcourt les étapes de sa vie d'enfant, de femme, d'actrice, de mère. Une vie jamais banale, pour le meilleur (l'art, la création, la fréquentation de grandes figures comme Duras, Rivette ou Chéreau), ou pour le pire (la mort de sa fille Pascale, évoquée avec délicatesse et intensité).
On pourrait énumérer les péripéties, les événements, établir des listes, mais un seul mot dit à quelle expérience le lecteur est convié : enchantement. Sur un ton qui n'appartient qu'à elle, l'actrice de tant de films, de tant de mises en scène théâtrales, la protagoniste de tant d'aventures, exerce une sorte de magie, on est avec elle, on est parfois effaré, et toujours touché, ému, bouleversé. On rit aussi, ou on sourit. Bref, les mystères parfois contradictoires de la vie, mis en langue : ce qu'on appelle, simplement, la littérature.
J'ai oublié a reçu le prix Médicis essai en 2019.
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" Mai 68 fut une convergence, c'est comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point, formant un lac d'impatience qui ne pouvait que déborder. "
En 2004, à la suite de la publication de Tuiles détachées qui était un récit autobiographique, Jean-Christophe Bailly avait commencé la rédaction d'un texte personnel sur les événements de mai 68 qu'il n'avait pas achevé alors. Il le reprend aujourd'hui, en ajoutant des notes, des précisions et une postface.
On ne trouvera pas dans ce texte les réunions syndicales étudiantes, ni les AG dans les amphithéâtres, ni les bagarres, ni les distributions de tracts devant les usines, ni le calendrier précis des événements. Jean-Christophe Bailly nous propose plutôt un récit personnel presque à demi-rêvé, des images resurgies de sa mémoire, cinquante ans après : le regard d'un jeune étudiant de Nanterre sur ces événements qui ont marqué la France.
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Et si Kafka pratiquait la critique sociale la plus radicale? S'il s'était attaché à la question du pouvoir, notamment sous sa forme la plus invisible : le pouvoir symbolique ? S'il avait cherché à nous aveugler par des narrations qui soient des sortes de pièges ?
L'hypothèse ici développée est qu'il prit d'abord conscience du sort tragique des Juifs de langue allemande dans la Prague du début du XXe siècle ; puis, élargissant et comparant différentes situations d'humiliation socialement autorisées, il fut amené à réfléchir aussi sur la domination masculine et sur l'emprise des colons blancs dans les colonies européennes. Mais, pour cela, il semble qu'il travailla ses récits comme de véritables leurres.
Telle est l'interprétation des fictions de Kafka qui est proposée ici : l'invention révolutionnaire d'un " narrateur-menteur " qui renverse tout le processus de la lecture identificatoire.
Curieusement, ce n'est pas dans la littérature qu'on peut trouver des réponses à ces questions, mais bien plutôt dans l'ethnologie allemande, que, en tant que Pragois germanophone, il connaissait bien.
La recherche minutieuse de Pascale Casanova nous fait découvrir un Kafka inédit et combatif, ethnologue et enquêteur, dénonçant sans relâche toutes les formes de la domination avec cette sorte de rage inlassable et invisible qui le caractérise. Elle éclaire les raisons profondes de la colère de Kafka.
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La fin de la société carbonifère
Henri-alexis Baatsch
- Seuil
- Fiction & Cie
- 7 Avril 2016
- 9782021236293
La mémoire d'une vie se construit de fragments visuels auxquels s'accroche encore un sentiment très intime tandis que s'évanouit la société où ils sont nés. Dominée par le charbon, ses usages et son énergie, la Société Carbonifère a duré en France moins de deux siècles. Elle façonnait sans éclat, sans tumulte (hormis celui des mines, des hauts fourneaux et des immenses usines d'alors, que peu de gens visitaient), les bruits, les couleurs, les odeurs, et aussi les conduites, celles des adultes, celles des enfants. On y était plongé, on n'y prenait pas garde. Quand tout ce temps-là fut nettoyé, avalé, remodelé et réemployé par de nouvelles technologies et pour de nouvelles pratiques, son souvenir a resurgi et s'est imposé à l'auteur. Ce sentiment n'est pas le sien seul, il est celui d'un devenir collectif, mais il ne pouvait le dire qu'avec ses propres mots et ses propres expériences. Les ombres du paysage intérieur impressionnent autant que celles qui se projettent sur les murs.
Henri-Alexis Baatsch est né en 1948 près de Paris.
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L'ecrivain de province. journal (1981-1990)
Jacques Godbout
- Seuil
- Fiction & Cie
- 29 Janvier 2016
- 9782021287592
" Dimanche 21 juillet,
J'étais venu en Chine avec ce que je croyais être de graves problèmes à résoudre : après six mois en Californie, je sentais que je devais m'orienter, faire des choix de carrière, entreprendre un film, un livre, choisir la direction que je donnerais aux prochaines trente années de ma vie. Ce bref voyage place les choses en perspective. Les choix qui s'offrent à moi, les décisions que je dois prendre ont le poids et l'importance d'une aile de mouche dans l'incroyable aventure de l'humanité.
Et dire qu'en Californie, quand nous allions dîner dans un restaurant végétarien de San Francisco, où un bonze en robe orangée nous tendait le menu, nous pensions côtoyer les mystères de l'Orient!
L'Orient est à la Californie ce que Disneyland est à la réalité. On y emprunte des signes, des couleurs, des rites, mais c'est toujours une entreprise de marketing..."
Parcourant ce journal écrit en quatre saisons, sur dix ans, je découvre ma bougeotte : tantôt à New York, tantôt à Beijing, puis à Rome, Bruxelles ou lstanbul. Comme si, pour saisir mon coin de pays, j'avais besoin de ces repères. Or je ne sais plus bien mesurer les distances : le centre du monde a éclaté, les métropoles sont en orbite, le Québec à la périphérie, et je demeure, par choix, "un écrivain de province". Et puis l'idée de publier ce journal à Paris, où sont parus tous mes romans, donne au texte, il me semble, sa dimension réelle : celle d'une oeuvre de fiction à propos de ma vie privée.
J. G.
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La Passion du politique
Jean-Philippe Domecq
- Seuil (réédition numérique FeniXX)
- Fiction & Cie
- 11 Décembre 2015
- 9782021246889
Le mot d'intellectuel a fait son temps, comme avant lui le philosophe des Lumières. Un autre mot viendra, avec l'éthique de responsabilité et le supplément de lucidité qui, à l'origine, caractérisaient les intellectuels. En attendant, la position d'autorité n'étant plus tenable que par les bateleurs, mieux vaut la position de perplexité. Ainsi, mimer cette sous-conversation publique que chacun mène avec soi-même en écho aux informations. Durant ces années 80 par exemple, en quoi le monde sous nos yeux aura-t-il changé notre vision de l'histoire et nos comportements, si l'on considère les trois spectacles qui ont monopolisé l'attention : le show politique - l'écran des taux de change - la liturgie sportive ? La politique ? Elle ne veut plus invoquer le sens de l'histoire, depuis que cette croyance, à l'Est, se retourna contre elle-même. Mais comment orienter le débat public, comment orienter le citoyen hors de nos ego, vers l'avenir, vers autrui, sans faire le pari de l'histoire ? C'est cela qui fut interdit, l'interdit formel des ultra-libérales années 80. Rien au-delà de mon intérêt et de ma durée de vie, il n'y a de libertés et de profits qu'individuels. Et la politique a un dernier droit : faire tourner l'économie-monde, pour qu'elle tourne. Comme sur un circuit automobile : la concurrence pour la concurrence, dans les règles. Au coeur de celles-ci, la valeur d'estime : l'argent, nécessité première et passion primaire, est aujourd'hui fin dernière. Ainsi, la démocratie tend-elle à se confondre avec le marché et l'individualisme démocratique avec la consommation narcissique.
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Table
§ 1 - A droite de mon bureau il y avait une fenêtre, une des cinq grandes fenêtres sur la rue
§ 3 - Je me lève de ma chaise et je vais à la fenêtre. Je regarde dans la rue
§ 4 - Du trottoir en face, on voit bien la plaque de Gauguin, entre les deuxième et troisième fenêtres
§ 12 - Je suis 'entré dans la carrière'... universitaire à l'automne de 1958, comme assistant-délégué de mathématiques auprès de la faculté des sciences de l'université de Rennes
§ 34 - Je n'ai rien dit de la chaleur. La chaleur incessante. L'uniforme lourd du bidasse. L'eau pour les ablutions rare, froide sans rafraîchir.
§ 38 – Le lendemain je quittai Colomb-Béchar en avion et en civière.
§ 65 - Au mois de juillet de l'an 64 et pendant tout le second semestre de cette année-là, je fus envahi de mathématique,
§ 69 – Il est temps de faire entrer en scène le personnage principal de la pièce, madame CATÉGORIE.
§ 87 - La cérémoniale 'soutenance de thèse', et il faudrait dire 'soutenance de thèses', 'soutenance' au singulier, mais 'thèses' au pluriel,
§ 88 - Froid et tempestueux fut cet hiver-là
Jacques Roubaud